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LE LIBAN, OTAGE DU GRAND JEU IRAN-OCCIDENT

Entretien avec Amine Gemayel, Ancien président de la République libanaise (1982-1988). par Christian Chesnot, correspondant à Amman de Radio France Internationale, du magazine Le Point et du quotidien suisse La Tribune de Genève

n° 121 - Automne 2008

Christian Chesnot - Le Liban a traversé une grave crise en mai dernier, lors du coup de force du Hezbollah contre la majorité du 14 mars. Quelles leçons tirez-vous de ces affrontements ?
Amine Gemayel - On aurait tort de ne voir dans ces événements qu'une affaire strictement libanaise. Pour dire les choses telles qu'elles sont, ce qui s'est passé en mai est dû à la stratégie globale du couple syro-iranien. Il ne fait pas l'ombre d'un doute que la branche militaire du Hezbollah est directement alignée sur la nomenklatura militaire iranienne. C'est le fond du problème. La situation au Liban, tant sur le plan politique que sur le plan sécuritaire, est désormais tributaire des relations entre l'Iran et l'Occident - relations qui fluctuent énormément en fonction des discussions liées à la question nucléaire.
Plus l'Iran est nerveux dans son bras de fer sur le dossier nucléaire, plus le Hezbollah se montre actif au Liban. Qui pourrait encore croire que l'armement massif et sophistiqué dont dispose cette organisation ne serait lié qu'à l'équilibre politique de la scène libanaise ? Il est évident que cet armement revêt une dimension stratégique régionale et même mondiale. Dès lors, je ne vois pas comment le nouveau gouvernement libanais pourrait régler le problème de l'armement du Hezbollah : même si ce dernier était prêt à faire preuve de bonne volonté, la décision dans ce domaine le dépasse.
C. C. - La majorité du 14 mars n'a-t-elle pas sous-estimé la puissance du Hezbollah en l'attaquant frontalement sur la question de son réseau de télécommunications, un sujet très sensible pour lui ?
A. G. - Personne ne se faisait d'illusions à propos du rapport de force sur le terrain. Tout le monde savait bien que l'État libanais, dans toutes ses composantes, n'était pas capable de se confronter à l'armement du Hezbollah ! Quant au gouvernement, il ne souhaitait en aucun cas un conflit militaire avec ce mouvement. En contestant au Hezbollah le droit d'avoir son propre réseau de télécommunications, les dirigeants libanais ont adopté une décision de principe. Mais, de toute façon, même si le pouvoir politique n'avait rien fait, le Hezbollah aurait trouvé un autre prétexte pour déclencher des manoeuvres militaires à Beyrouth.
Le déclenchement des opérations militaires était motivé par le souhait du Hezbollah de redéployer ses forces sur le terrain, bien plus que par sa volonté de « sanctionner » telle ou telle décision gouvernementale. Le coup de force de Beyrouth était peut-être une opération punitive contre les sunnites - une option que le Hezbollah avait auparavant présentée comme étant une ligne rouge infranchissable. Un temps, ses responsables avaient affirmé que pour rien au monde ils ne souhaitaient entamer une guerre sunno-chiite qui ternirait la réputation de leur mouvement. Le Hezbollah a donc brisé un tabou et lancé aux sunnites un message très clair : « Maintenant, tenez-vous tranquilles ! »
Il reste que l'affaire qui s'est déroulée au même moment dans le Chouf, bastion des druzes, était autrement plus grave. Il ne s'agissait pas, comme à Beyrouth, d'une opération punitive. C'était une opération stratégique destinée à permettre au Hezbollah de contrôler certains points hauts dans la montagne et d'y installer de manière permanente des postes d'observation.
C. C. - Est-il exact que le Hezbollah mène une politique de rachat de terres au Liban, notamment autour du Chouf?
A. G. - C'est exact. Le Hezbollah suit la logique qui a présidé à la mise en place des kibboutz par les Israéliens : il cherche à implanter dans certaines zones stratégiques des agglomérations qui, avec le temps, deviendront de véritables citadelles.
C. C. - Depuis les accords de Taëf qui, en 1989, ont mis un terme à la guerre civile, les chrétiens se sentaient marginalisés sur la scène politique. Aujourd'hui, ils paraissent revigorés, surtout depuis l'élection du général Michel Sleimane à la présidence. Selon vous, peuvent-ils jouer un rôle d'arbitre entre sunnites et chiites ?
A. G. - Nous, les chrétiens, sommes passés par une période très critique pendant l'ère de l'hégémonie syrienne. Chacun sait que nous constituions le fer de lance de la résistance à la domination des Syriens - une rébellion que nous avons payée très cher. Je pense, en particulier, à l'assassinat de mon frère Bachir, à mon exil pendant douze ans, à l'emprisonnement du chef des Forces libanaises Samir Geagea (1), à la disparition de bon nombre de leaders chrétiens, ou encore à la confiscation manu militari des locaux de nos partis politiques.
Sous le joug syrien, le clivage sunnite/chiite n'existait pas encore au Liban. Bon nombre de leaders musulmans ont joué le jeu syrien alors que la majorité des chrétiens, elle, y était réfractaire. Les chrétiens ont commencé à respirer après le retrait syrien, en 2005. La grande manifestation du 14 mars 2005, qui était l'expression d'un véritable sursaut national multiconfessionnel et qui a donné naissance à la coalition du même nom, a montré que tous les Libanais étaient solidaires. Nous avions seulement besoin d'une période transitoire pour nous renforcer et pour parachever la souveraineté libanaise. Hélas, c'est à ce moment précis que le général Michel Aoun, l'un des leaders de la résistance libanaise, a fait défection et a rejoint l'axe syro-iranien. Nous avons tout tenté pour le retenir ; mais nous avons appris que, depuis son exil en France, Michel Aoun avait commencé à négocier avec la Syrie son retour au Liban. C'est aujourd'hui un fait établi. D'ailleurs, la première décision qu'a prise le gouvernement pro-syrien a été de lever toutes les charges qui pesaient contre lui à propos des transferts de fonds qu'il avait effectués entre le Liban et la France alors qu'il dirigeait en 1989 le gouvernement de transition (2). Toutes les poursuites judiciaires engagées à son encontre ont été purement et simplement abandonnées !
Pour répondre à votre question, voici le fond de ma pensée : dans la configuration actuelle, les chrétiens pourraient jouer un rôle d'arbitre s'ils étaient plus unis ; mais aussi longtemps que le général Aoun continuera de s'aligner sur la stratégie syro-iranienne, …