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L'EUROPE FACE A LA CRISE

Entretien avec Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Luxembourg depuis 1995, par Baudouin Bollaert, ancien rédacteur en chef au Figaro, maître de conférences à l'Institut catholique de Paris

n° 121 - Automne 2008

Jean-Claude Juncker

Baudouin Bollaert - Depuis plus d'un an, l'affaire des subprimes n'en finit pas de secouer le système financier international. Combien de temps peuvent durer les répliques du séisme ?
Jean-Claude Juncker - Ce n'est pas une crise ordinaire. Pour reprendre les termes de l'ex-président de la Réserve fédérale (la FED), Alan Greenspan, il s'agit d'un tremblement de terre qui n'arrive qu'une ou deux fois par siècle. Même si je ne partage pas toujours ses opinions et même si ses jugements sont parfois excessifs ou surexploités, il faut en tenir compte... Cette crise met à nu les faiblesses de notre système économique. Le goût de l'argent facile, le désir de vouloir tout gagner tout de suite (c'est-à-dire hier soir !), l'aveuglement devant les risques évidents qui sont propres à toute entreprise humaine, la volonté absolue d'ignorer certaines fragilités, l'opacité du système acceptée de façon collective : tous ces excès mènent à des dérapages de ce type.
B. B. - Vous considérez donc que les banques d'affaires et autres établissements de crédit ont agi de façon irresponsable. Mais, selon vous, le système financier lui-même est-il pourri ?
J.-C. J. - Le système est pourri dans la mesure où il accepte que des risques soient pris sans être au préalable évalués sérieusement. Le système manque d'autorégulation et de retenue dans ses ambitions. D'où une débandade sans bornes et des dérapages sans fin.
B. B. - À intervalles plus ou moins réguliers, les banques centrales doivent intervenir pour injecter massivement des liquidités afin de permettre aux banques de se prêter de l'argent entre elles et d'éviter l'assèchement du crédit. N'est-ce pas un encouragement au laxisme ?
J.-C. J. - Non, je crois qu'il s'agit d'abord et avant tout du bon exercice d'un noble métier. Les banques centrales n'ont pas le temps de se lancer dans des considérations morales puisqu'elles doivent agir vite pour que le système puisse continuer à tourner malgré lui. J'applaudis, par conséquent, des deux mains aux initiatives des deux grandes banques centrales, surtout de la Banque centrale européenne (BCE). Imaginez un seul instant qu'elle n'existe pas : nous serions là, dans la zone euro, avec un alignement de quinze banques centrales nationales... Quels n'auraient pas été les désordres ! Quelles n'auraient pas été les contradictions, voire les conflits, entre les différentes autorités nationales ! Le fait qu'il y ait une autorité monétaire centrale pour l'Europe, donc une discipline commune acceptée par tous et une gestion des liquidités intelligemment organisée, voilà un argument supplémentaire qui plaide en faveur de la monnaie unique. Déjà, au cours des dix dernières années qui ont été marquées par des événements aussi variés que les attentats du 11 Septembre, la guerre en Irak, la crise iranienne, le renchérissement du prix du pétrole ou le double « non » français et néerlandais au traité constitutionnel, l'euro nous a évité bien des chocs monétaires... Je n'ose imaginer la situation s'il n'avait pas existé !
B. B. - Que pensez-vous des mises sous tutelle opérées par le gouvernement britannique (Northern Rock en février 2008) et par le gouvernement américain (Freddie Mac et Fannie Mae, puis AIG en septembre) pour empêcher des faillites ? Ces deux gouvernements, en temps normal, prêchent la non-intervention de l'État dans les affaires économiques... Panique ou changement de cap ?
J.-C. J. - Depuis le début de la crise, j'estime que les banques centrales et les autorités politiques ont pris les bonnes décisions. Sans l'intervention de ces dernières aux États-Unis et en Grande-Bretagne, les désordres auraient été plus graves. Je n'en relève pas moins qu'en août 2007, lorsque Jean-Claude Trichet était intervenu avec doigté et fermeté, la Banque d'Angleterre avait publiquement ironisé sur l'hyper-activisme de la BCE. Or, aujourd'hui, elle fait la même chose ! Je ne me moque pas, mais je reste interloqué... Le monde anglo-saxon n'accusait-il pas, récemment encore, la « vieille Europe » d'interventionnisme et autres amabilités ? La crise est arrivée et il agit exactement dans le sens qu'il déconseillait autrefois... Ce qui prouve, à l'évidence, que des discours intelligents peuvent se révéler stupides quand ils ne résistent pas à la réalité. La réalité tue toujours les idéologies préfabriquées. Lorsque la maison brûle, les réflexes changent !
B. B. - L'aide publique accordée aux banques ou aux compagnies d'assurances peut-elle conduire les industries à exiger la pareille, au risque de fausser la concurrence ?
J.-C. J. - Autant j'approuve ce qui a été décidé sur le court terme, autant je m'interroge sur une éventuelle généralisation des aides. Si les banques, les compagnies d'assurances et autres établissements devaient avoir pour l'éternité la certitude que, quoi qu'ils fassent, il y aura toujours un prêteur pour les tirer d'affaire, cela conduirait évidemment à un système d'irresponsabilité intégrale. Les gourous de la finance internationale, qui aiment tant dispenser leurs conseils éclairés aux uns et aux autres, devraient se montrer moins arrogants. J'ai le même respect pour eux que celui qu'ils portent en général à la classe politique... Mais, pour répondre plus précisément à votre question, une réaction immédiate pour éteindre un incendie ne doit pas devenir la panacée et se substituer aux nécessaires restructurations bancaires ou industrielles.
B. B. - Faut-il établir un lien direct entre le ralentissement de la croissance économique en Europe et la crise financière aux États-Unis ?
J.-C. J. - Il y avait des signes de ralentissement conjoncturels avant l'explosion financière. Mais il est vrai que la crise des marchés venue des États-Unis n'a rien arrangé. Elle n'est pas l'élément déclenchant, mais elle a donné du volume à ce ralentissement de la croissance.
B. B. - Doit-on craindre une récession en Europe, alimentée entre autres par le renchérissement des matières premières ?
J.-C. J. - Je ne fais pas mienne une description de la situation européenne qui se résumerait par le mot « récession ». Certains États européens sont, certes, entrés en récession dite « technique », avec un repli conjoncturel sur les deux derniers trimestres... Mais, sur l'ensemble de l'année 2008, la croissance aura été positive dans tous les pays de …