Les Grands de ce monde s'expriment dans

PAROLES D'UN SAGE

Entretien avec Elie Wiesel par la Rédaction de Politique Internationale

n° 121 - Automne 2008

Politique Internationale - M. Wiesel, notre Revue existe depuis 1978. Cette année-là, le 17 septembre, Anouar el-Sadate et Menahem Begin signaient à Camp David, sous les auspices du président américain Jimmy Carter, les premiers accords israélo-arabes. Une avancée qui allait être couronnée par le prix Nobel de la paix pour les leaders israélien et égyptien. Trente ans plus tard, la paix dans la région est-elle, à vos yeux, une perspective plus proche ou plus éloignée ?
Élie Wiesel - J'étais présent, le 13 septembre 1993, à la Maison Blanche. J'ai observé de près le premier ministre Itzhak Rabin serrant la main du chef terroriste Yasser Arafat d'un air hésitant, embarrassé. Comme tout le monde, j'étais ému. Je me disais : l'Histoire ne manque donc pas d'imagination. Finies les guerres sanglantes qui ont duré trente ans... Mais, trop naïf, mon optimisme s'avéra précoce et mal fondé. Les accords d'Oslo - trop hâtifs ? - étaient condamnés d'avance.
P. I. - Certes, mais aujourd'hui?
E. W. - Je crois toujours la paix possible, ne serait-ce que parce qu'elle est de plus en plus nécessaire. Mais si on veut l'atteindre, il faut qu'Abbas devienne plus fort face au Hamas. Israël fait tout son possible pour cela; à la communauté internationale d'en faire autant !
P. I. - Selon vous, quel est le poids des individualités dans les grands processus politiques? Pensez-vous que si d'autres hommes s'étaient trouvés au pouvoir au cours des dernières décennies, la situation au Moyen-Orient aurait pu évoluer vers une paix stable ? N'estimez-vous pas, à l'inverse, que les dirigeants politiques ne peuvent qu'accompagner des processus qui les dépassent largement ?
E. W. - Les individus, en agissant sur les événements, ont sans doute leur rôle à jouer. Sans Churchill et ses relations spéciales avec Roosevelt, la Seconde Guerre mondiale aurait-elle connu le même parcours ? Le destin des nations est souvent façonné ou, du moins, inspiré par celui des hommes. Les anti-communistes les plus farouches reconnaissent que sans Staline, dont la cruauté fera frémir des générations, l'Armée rouge aurait remporté des victoires moins glorieuses.
P. I. - Parlons, précisément, des individus au pouvoir. Sadate a payé de sa vie son rapprochement avec Israël. L'avez-vous rencontré personnellement ? Quelle sorte d'homme était-il ?
E. W. - Je n'ai pas eu l'occasion de rencontrer Sadate. Mais, là encore, je l'ai vu à la cérémonie solennelle marquant la fin des hostilités entre l'Égypte et Israël. Il y avait Jimmy Carter et Menahem Begin. Le trio rayonnait de bonheur. La Maison Blanche jubilait. La fille de Sadate, Camille, suivait mes cours à l'Université de Boston. Elle m'a beaucoup parlé de son père. En fait, j'aurais pu le rencontrer. Il m'avait fait parvenir, par l'entremise d'un haut fonctionnaire américain, une invitation personnelle. Golda Meir s'y est opposée. Elle disait : s'il souhaite voir un Juif pour parler de ses relations avec nous, qu'il s'adresse directement à nous !
P. I. - Y a-t-il eu, et y a-t-il aujourd'hui, des leaders arabes d'une stature comparable à la sienne ? Si oui, lesquels ?
E. W. - Des leaders arabes aujourd'hui ? Il y en a sûrement. Le roi Abdallah II de Jordanie, par exemple. Je le connais bien. Nous travaillons ensemble pour organiser des colloques annuels de prix Nobel. J'ai beaucoup d'estime pour son courage et son intégrité.
P. I. - D'un mot, en quoi consistent ces colloques ?
E. W. - C'est une initiative du roi Abdallah II de Jordanie et de la fondation que mon épouse, Marion, et moi avons créée. Il s'agit de conférences réunissant des prix Nobel de toutes disciplines pour tenter d'aider notre pauvre monde en péril. Le premier face-à-face entre Olmert et Abbas, c'est sous nos auspices qu'il a eu lieu. Ils sont tombés dans les bras l'un de l'autre. Vous imaginez notre émotion !
P. I. - Que pensez-vous de Yasser Arafat ? Pour certains, c'est un héros; pour d'autres, un terroriste et un fossoyeur de la paix. Quelle est votre vision de l'homme et de son action ? A-t-il rendu la paix moins aisée ?
E. W. - Arafat, un héros pour les siens ? Probablement au début. Mais il n'a pas contribué à la paix. Au contraire, il la sabotait. Ce n'est pas seulement mon avis ; ce fut aussi celui de Rabin. Je me souviens : deux semaines avant son assassinat, nous avons un long entretien à l'hôtel Regency à New York. Je l'interroge sur la situation au Moyen-Orient : où en sommes-nous avec les espérances d'Oslo ? Voici sa réponse : « Au début, je pensais qu'Arafat était la solution ; maintenant je sais de plus en plus qu'il est le problème. » Je lui demande des explications : « II est corrompu, me dit le premier ministre israélien. Corrompu jusqu'à l'os financièrement. Il insiste pour que tous les dons internationaux passent par lui. Comme il n'a pas confiance en ses banques arabes, il a ouvert des comptes considérables chez nous. » II est prêt à m'en montrer les reçus. En vérité, et avec le recul, je dirais que la cause palestinienne méritait un meilleur combattant.
P. I. - Le Hamas a remporté la victoire aux élections législatives palestiniennes. Doit-il être frappé d'ostracisme eu égard à son idéologie et à ses actes, ou bien faut-il malgré tout traiter avec lui ? Comment le définiriez-vous? Comme un mouvement terroriste doté d'une façade politique ou comme un mouvement politique légitime ?
E. W. - Soyons francs : les premières élections palestiniennes, qui se sont déroulées selon les règles démocratiques traditionnelles, produisirent un désastre moral dans la mesure où la majorité des Palestiniens a voté en faveur d'un parti dont la charte exige la disparition de l'État d'Israël. N'est-il pas naturel que l'on refuse de traiter avec les détenteurs officiels d'une telle idéologie ? En revanche, le président palestinien Mahmoud Abbas, le dirigeant suprême du Fatah, plus modéré, me semble un interlocuteur qui mérite notre appui. Résumons-nous: négocier avec un État qui dénonce le terrorisme, oui ; …