Les Grands de ce monde s'expriment dans

AU NOM DES DROITS DE L'HOMME

Entretien avec Rama Yade par Grégory Rayko, rédacteur en chef adjoint de Politique Internationale

n° 122 - Hiver 2009

Rama Yade Grégory Rayko - Madame le Ministre, commençons par l'élection de Barack Obama. Selon vous, cette victoire est-elle le signe que les préjugés raciaux sont définitivement enterrés aux États-Unis ?
Rama Yade - Il serait présomptueux de le penser. L'élection de Barack Obama ne fera pas disparaître comme par miracle la surreprésentation des Noirs dans les prisons américaines (1) ni les divisions profondes de la société américaine. Mais quel pas en avant extraordinaire ! Quel formidable espoir ! La première chose qui m'a frappée n'est pas tant le fait qu'un Noir ait gagné cette élection, mais que ce Noir ait été le meilleur des candidats et que c'est pour cette raison qu'il a été élu, pas pour des raisons de couleur de peau. Ensuite, j'ai été bouleversée par les changements de l'Amérique profonde : pensez que la Virginie, capitale de l'Amérique ségrégationniste et esclavagiste, a basculé en faveur d'Obama ! Quarante ans à peine après le mouvement des droits civiques! C'est une accélération de l'Histoire si incroyable qu'elle nous laisse encore incrédules. Finalement, cette élection représente le triomphe d'une certaine idée de l'Amérique : l'Amérique post-raciale. D'une certaine idée de l'homme aussi : l'homme universel qui n'en est pas moins patriote.
G. R. - Pourquoi n'y a-t-il pas un Obama français ?
R. Y. - On fait bien de se poser la question de l'absence d'un Obama français maintenant... mais on aurait pu se la poser plus tôt ! Pourtant, il fut un temps où, sur cette question, la France était en avance sur les États-Unis. Il y a un peu plus de quarante ans, en Amérique, certains lieux publics (bus, restaurants...) étaient interdits aux Noirs. À la même époque, à Paris, la mixité était telle que des intellectuels noirs américains venaient à Paris pour avoir le droit de pouvoir entrer dans les mêmes endroits que les Blancs ! On avait donc, en France, pris une certaine avance, y compris sur le plan politique. Rappelez-vous qu'en 1962 le Sénat, réputé pour son conservatisme, était présidé par Gaston Monnerville, d'origine guyanaise (2). La France n'a jamais été fermée à la diversité. On a voulu le faire croire, mais c'est faux. En fait, on a régressé. D'ailleurs, si aujourd'hui quelqu'un lançait l'idée d'un président noir à la tête du Sénat, tout le monde serait incrédule ! C'est dire l'ampleur de la régression !
G. R. - Pourquoi ?
R. Y. - Parce que les partis politiques sont conservateurs. La politique est un système compétitif qui favorise les héritiers et les cooptés. Du coup, les hommes politiques se ressemblent tous et, même s'ils sont élus, ils représentent de moins en moins la population, ce qui explique le fossé entre les élites politiques et le peuple. Cela vaut pour la diversité, mais aussi pour les femmes, les jeunes et les catégories populaires, qui se retrouvent de facto marginalisés dans le système politique. Quel gâchis ! Une société qui ne se renouvelle pas se meurt. Un pays qui ne se régénère pas ne produit plus d'idées et, donc, hypothèque son avenir. C'est la raison pour laquelle l'élection d'Obama nous a donné un sacré coup de vieux. Un coup de vieux que le peuple français ne méritait pas. Car je le sais ouvert, tolérant, novateur et même, parfois, révolutionnaire. Il y a un rêve français, républicain, méritocratique. Mais les élites, désireuses de rester entre elles, n'acceptent pas la différence. Jugez plutôt : quand j'ai été nommée au gouvernement, on a parlé de « symbole »,d'« icône »... Au fond, c'est un aveu de faiblesse ! Car ces choses ont été dites pour mieux souligner le caractère exceptionnel de mon entrée au gouvernement. J'en étais gênée alors que j'ai fait les mêmes études et que j'ai eu le même parcours professionnel que mes collègues. Pendant ce temps, les États-Unis étaient habitués à cela depuis longtemps, avant même l'élection d'Obama : là-bas, il y a deux gouverneurs noirs, David Paterson à New York et Deval Patrick dans le Massachusetts ; 42 députés noirs à la Chambre des représentants ; jusqu'à son élection à la présidence, un sénateur noir (Barack Obama) ; ou encore des maires noirs de grandes villes dont celui de Washington D.C., Adrian Fenty. Chez nous, peut-on imaginer qu'un Noir soit élu maire de Paris ? On ne s'est même pas encore posé la question ! Donc, ce n'est pas pour demain. J'en suis très triste.
G. R. - Le regard porté sur les Noirs en France est donc différent ?
R. Y. - Les Français considèrent cette population avec un regard « normal », c'est-à-dire comme des concitoyens. Le problème, c'est l'élite, encore une fois. Une élite politique et médiatique qui passe son temps à demander aux « minorités-qui-ont-réussi », comme elle dit, de se justifier en permanence, comme si elles étaient illégitimes. Du coup, on est sans cesse obligés de rappeler qu'être noir ou arabe n'empêche pas d'être compétent ! Les autres n'ont pas ce problème. On ne leur demande pas pourquoi ils sont là. On ne doute pas de leurs compétences, de leur légitimité. Moi, j'ai été obligée de raconter cent fois mon histoire. On sait tout de mes parents, de mes soeurs, de ce que j'aime manger ! Mais ces questions-là, on ne les pose pas, par exemple, à Xavier Bertrand, à Anne-Marie Idrac ou à Éric Woer