Entretien avec
Serguei Karaganov
par
Grégory Rayko, rédacteur en chef adjoint de Politique Internationale
n° 122 - Hiver 2009
Grégory Rayko - La crise géorgienne de l'été dernier a provoqué plusieurs passes d'armes diplomatiques particulièrement virulentes entre les chancelleries occidentales et le Kremlin (1). De plus en plus d'observateurs estiment que nous nous trouvons à la veille d'une nouvelle guerre froide. Partagez-vous cette opinion ? Sergueï Karaganov - J'estime que, à l'occasion de cette crise, les États-Unis ont essayé d'imposer à la Russie une troisième guerre froide. De mon point de vue, la première guerre froide a opposé la jeune Union soviétique au bloc occidental pendant l'entre-deux-guerres et s'est achevée par la Seconde Guerre mondiale, période au cours de laquelle les deux parties furent brièvement alliées ; la deuxième guerre froide a démarré à la fin du second conflit mondial et a abouti à l'effondrement du camp communiste ; j'espère que les tentatives visant à déclencher une troisième guerre froide ne seront pas couronnées de succès ! G. R. - Pourquoi les États-Unis essaieraient-ils de provoquer une nouvelle guerre froide avec la Russie ? S. K. - Pour une raison toute simple : ils sont en train de perdre. C'est déjà ce qui s'était passé après la révolution russe de 1917 : constatant son incapacité à s'opposer à la victoire de cette révolution, l'Ouest avait déclenché contre elle la première guerre froide, qui s'était notamment caractérisée par un boycott économique. De même, après la Seconde Guerre mondiale, il avait fallu à tout prix empêcher le communisme triomphant de continuer de s'étendre. D'où la deuxième guerre froide, qui reposait sur le principe du containment. On retrouve un cas de figure similaire aujourd'hui. Ces dernières années ont bien montré que, à de nombreux points de vue, les États-Unis se font rattraper par plusieurs pays non occidentaux en plein essor, à commencer par la Russie. Ces pays se trouvent à un stade de leur développement qui les dispense de se plier à toutes les volontés des Occidentaux, ce qui ne manque pas d'irriter ces derniers. Concernant la Russie, il faut ajouter le sentiment de révolte qu'y a suscité le véritable pillage auquel les Occidentaux se sont livrés dans les années 1990. On ne parle presque jamais, à l'Ouest, de l'extraordinaire redistribution des ressources qui a eu lieu à cette époque, quand les pays consommateurs venaient se servir sans encombres dans une Russie exsangue, en pleine déréliction. Dans l'histoire de l'humanité, il y a eu peu de pillages d'une telle ampleur. Il faut remonter à la colonisation pour trouver des épisodes comparables ! G. R. - Si je vous suis bien, la Russie n'a rien à se reprocher dans le déclenchement de cette troisième guerre froide ? S. K. - Je n'ai pas dit cela : la Russie a aussi sa part de responsabilité. Ces dernières années, alors que ses positions ne cessaient de progresser au détriment de celles des Occidentaux, elle s'est conduite d'une manière particulièrement hautaine à l'égard de l'Ouest, lequel s'est brusquement retrouvé en position de faiblesse. Je crois que cette attitude est due en partie au complexe d'infériorité ressenti dans les années 1990 : avec le retour de la puissance russe constaté à partir des années 2000, la Russie a décidé de faire payer à l'Occident les humiliations qu'il lui avait infligées. C'est à la fois stupide et contre-productif. L'autre explication, plus profonde, réside dans le fait que, en analysant ce qui s'était passé dans ces fameuses années 1990, les élites russes ont conclu qu'adopter une position polie et constructive n'avait rien apporté de bon au pays. Nous avions donné notre accord à l'élargissement vers l'est de l'Otan, et nous avons signé un document intitulé « Acte fondateur concernant les relations, la coopération et la sécurité mutuelle entre la Russie et l'Otan » (2) - selon moi, la plus grosse erreur de notre diplomatie depuis la paix de Brest-Litovsk signée par Trotski. Chacune de nos concessions entraînait de nouvelles exigences de la part des Occidentaux. C'est pourquoi la Russie a fini par dire « stop ». Elle a compris qu'il était préférable, pour elle, de se brouiller avec l'Otan plutôt que de laisser l'Alliance continuer à s'étendre indéfiniment. C'est cette prise de conscience qui a provoqué le durcissement de la position russe. Ce n'était pas de gaieté de coeur : croyez-moi, l'intérêt de la Russie se trouve non pas dans le déclenchement d'une nouvelle guerre froide, mais bien dans le développement de relations constructives avec le reste du monde. G. R. - Pourquoi l'élargissement à l'est de l'Otan gêne-t-il tellement la Russie ? S. K. - Je vais vous le dire. Premièrement, même si chacun sait que la théorie de l'équilibre des puissances a pris un coup de vieux, tous les grands acteurs continuent de s'y tenir. À commencer par les États-Unis. Quand on nous dit que la Russie a une mentalité qui date du XIXe siècle, nous ne pouvons que sourire : en ce cas, la mentalité des États-Unis remonte au IIe siècle avant Jésus-Christ, à l'époque où l'Empire romain dominait le monde ! Quant aux Européens, ils ont sans doute réussi quelque chose de remarquable en surmontant la tradition de guerres internes propre au Vieux continent ; mais, vis-à-vis de l'extérieur, ils continuent de jouer au jeu de l'équilibre des puissances, même s'ils le font d'une manière plus douce que les Américains. Le monde entier y joue ! Nous ne pouvons donc pas, en tout état de cause, ne pas réagir quand l'un des autres grands acteurs agit de façon à faire pencher l'équilibre en notre défaveur. Or - et c'est la seconde partie de mon raisonnement - nous avons remarqué que les pays qui intégraient l'Otan adoptaient immédiatement des positions beaucoup plus négatives qu'auparavant à l'égard de la Russie. Dès lors, il est dans notre intérêt de nous opposer à de nouveaux élargissements de cette alliance à nos voisins les plus proches. G. R. - Quand vous parlez de l'attitude négative des nouveaux membres de l'Otan envers Moscou, vous visez sans doute les Baltes... S. K. - Naturellement. Il est certain que s'ils étaient restés en …
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