Les Grands de ce monde s'expriment dans

UN EUROPEEN ATYPIQUE

Entretien avec Vaclav Klaus par Henri Lepage, économiste

n° 122 - Hiver 2009

Vaclav Klaus Henri Lepage - Monsieur le Président, la République tchèque, qui assume la présidence de l'Union européenne depuis le 1er janvier dernier, s'est donné pour devise : « une Europe sans barrières. » Quel sens faut-il accorder à cette formule ?
Vaclav Klaus - Ce slogan a été conçu par le gouvernement tchèque, pas par moi. Cela dit, je l'endosse car il correspond parfaitement à ma conception de l'intégration européenne : il faut se débarrasser de toutes les barrières qui ne sont pas indispensables. Je suis heureux de constater que le gouvernement tchèque partage ce point de vue. Ce qui est clair, c'est que, d'une façon générale, nous ne sommes pas favorables à une centralisation européenne ou à de grands projets qui concerneraient l'ensemble du continent.
H. L. - Quelle est la plus importante de ces « barrières » ?
V. K. - D'une certaine manière, ce slogan n'est pas très révolutionnaire, mais il diffère des autres. Les présidences précédentes se fixaient plutôt des objectifs comme « une Europe toujours plus étroite » ou « une Europe toujours plus solidaire ». Donc notre slogan est assez rationnel.
H. L. - Faisons un bond dans le temps et plaçons-nous en juillet 2009. À quoi jugera-t-on que la présidence tchèque est un succès ? Ou bien, à l'inverse, quelle pourrait être votre plus grande frustration ?
V. K. - Je ne fonde pas de grands espoirs sur cette présidence tchèque. Je ne considère pas la présidence de l'Union européenne, lorsqu'elle est exercée par un petit pays, comme un événement fondamental. Cette idée d'une présidence tournante ressemble plus à un jeu de rôle qui permet de mimer la démocratie qu'à une institution vraiment sérieuse. Nous ne nourrissons pas de grandes ambitions. Pour la bonne raison que nous n'avons pas la moindre chance de changer quoi que ce soit en Europe.
H. L. - Comment jugez-vous les résultats de la présidence française ? Peut-on parler de réussite ?
V. K. - Ce fut certainement un succès personnel pourM. Sarkozy, mais je ne sais pas si cela en est vraiment un pour l'Europe. Nous avons des idées très différentes sur ce qui est bon pour l'Europe et sur ce qui est mauvais. Il a sans doute fait progresser l'Union européenne vers plus d'unification, plus de centralisation. À mes yeux, ce n'est pas nécessairement un point positif.
H. L. - Vous êtes contre le traité de Lisbonne. Pourquoi ? Quelles sont les dispositions qui vous gênent le plus ?
V. K. - Il me faudrait y consacrer tout un article ! Ma principale critique, c'est qu'il représente un pas de géant vers la création d'un État supranational en Europe. On peut reprendre tous les paragraphes les uns après les autres pour le démontrer. Fondamentalement, le traité marque un glissement de l' « intergouvernementalisme » vers le « supranationalisme ». C'est très précisément ce à quoi je m'oppose.
H. L. - Vous lui reprochez d'avancer vers la création d'un État fédéral...
V. K. - Utilisez ce terme si vous le voulez. Mais il ne s'agit que d'une étiquette parmi beaucoup d'autres possibles. Certains parlent de confédéralisme, d'autres de fédéralisme. C'est du pareil au même. Ce qui me pose problème, c'est le supranationalisme.
H. L. - C'est-à-dire ?
V. K. - Le supranationalisme consiste à concentrer l'essentiel des pouvoirs de décision, d'une part, dans les mains de Bruxelles et, de l'autre, dans celles des régions. Or le traité de Lisbonne marque un pas radical dans cette direction.
H. L. - Devant la Cour constitutionnelle de votre pays, vous avez dénoncé le traité de Lisbonne comme contraire à la Constitution de la République tchèque...
V. K. - J'ai effectivement présenté un long et savant mémoire démontrant pourquoi le traité est incompatible avec la Constitution. Mais cet aspect légal ne représente qu'une partie relativement mineure du débat. Le vrai problème est de nature fondamentalement politique et, en la matière, mes objections sont plus fortes.
H. L. - Ne craignez-vous pas que votre position soit assimilée à du nationalisme pur et dur ?
V. K. - Cette accusation est tellement ridicule que j'espère bien que personne ne s'abaissera à la reprendre ! Je pense que l'entité « naturelle » où doivent être prises la plupart des décisions se situe au niveau de l'État membre. Ce n'est pas du nationalisme, au sens politique traditionnel du terme.
H. L. - Vous avez évoqué, en de nombreuses occasions, l'idée d'une « autre Europe ». Comment la définiriez-vous ?
V. K. - Pas de supranationalisme, voilà comment je la définis. Il faut admettre que ce sont les États membres qui sont les fondements de base de l'Union, et que ce n'est pas dans les individus ou les personnes qu'il faut rechercher ces fondements - comme le fait le traité de Lisbonne.
H. L. - Est-il encore possible d'inverser le cours des événements ?
V. K. - Mon pronostic est que nous finirons bien un jour par gagner. Mais ce n'est pas le plus important. L'essentiel est de se battre pour qu'il en soit ainsi. Je suis, en effet, persuadé qu'avec Lisbonne on s'éloigne radicalement de la démocratie, et que le traité porte atteinte aux libertés individuelles. Mais je crois aussi qu'on peut faire confiance aux Européens pour considérer que le combat pour la liberté reste une priorité essentielle.
H. L. - L'Europe de 2025 sera-t-elle très différente de celle d'aujourd'hui ?
V. K. - Tout dépend des décisions que nous prendrons aujourd'hui. Si nous continuons à penser que le sens de l'Histoire est d'avancer vers « une Union sans cesse plus étroite », comme l'exprime le traité de Lisbonne, cet avenir ne sera pas très brillant. Je continue néanmoins d'espérer que de plus en plus de gens se réveilleront à temps pour éviter la catastrophe.
H. L. - Dans l'un de vos discours, vous n'hésitez pas à parler de « régression de la démocratie » en Europe. Pouvez-vous préciser votre pensée ?
V. K. - Ce que j'ai voulu dire par là, c'est que de très …