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CELUI PAR QUI LA CRISE EST ARRIVEE

Entretien avec Geir Haarde par Antoine Jacob, journaliste indépendant couvrant les pays nordiques et baltes. Auteur, entre autres publications, de : Les Pays baltes, Lignes de repères, 2009 ; Histoire du prix Nobel, François Bourin Éditeur, 2012.

n° 123 - Printemps 2009

Geir Haarde Antoine Jacob - Pour mieux comprendre l'ampleur de la crise et des changements en cours, remontons au milieu des années 1990. Pourriez-vous planter le décor qui prévalait à cette époque ?
Geir Haarde - L'entrée de l'Islande dans l'Espace économique européen (EEE), le 1er janvier 1994, a coïncidé avec le début d'une période de croissance continue. Le niveau de vie s'est amélioré de manière très significative : entre 1995 et 2008, le pouvoir d'achat par habitant, après impôts, a augmenté de plus de 60 %. En arrivant au pouvoir en 1991, le gouvernement, emmené par le Parti de l'indépendance, avait pour objectif de réduire les impôts, de déréguler et de privatiser les secteurs qui, par tradition, étaient restés aux mains de l'État. Le pays avait alors trois banques publiques. L'une d'elles fut privatisée dès le début des années 1990. Les deux autres l'ont été dans les années 2002-2003. Le secteur bancaire islandais décida alors de se servir des régulations européennes, peu regardantes, et de l'abondance des liquidités financières disponibles sur les marchés pour se développer à très vive allure.
A. J. - Au cours des années 1990, l'Islande a énormément changé. D'une société encore assez traditionnelle, notamment dans son approche de l'économie, et relativement peu matérialiste, elle est passée à une société orientée vers les nouvelles technologies, mue par l'ambition de devenir un important centre de services financiers. Cet objectif était-il irréaliste ?
G. H. - Cela ne faisait pas partie de la politique gouvernementale. Ce sont les banques elles-mêmes qui avaient de telles ambitions et qui se sont résolument engagées dans cette voie.
A. J. - Mais le gouvernement islandais, dont vous étiez alors le ministre des Finances puis le chef, n'était pas contre, bien au contraire, n'est-ce pas ?
G. H. - C'est exact, le gouvernement a encouragé cette évolution.
A. J. - Le gouvernement s'était chargé de sélectionner les sociétés qui reprendraient les banques publiques. Or aucune banque étrangère n'a été invitée...
G. H. - Nous avons publié un appel d'offres, mais personne ne s'est manifesté. Nous avons, bien sûr, sollicité des consultants étrangers pour nous assister dans cette démarche. Plus tard, après la vente des banques, la Cour des comptes islandaise a vérifié si le processus de privatisation avait été faussé, mais elle n'a rien trouvé. Les banques avaient été vendues au plus offrant. Ce n'est que plus tard que certains ont affirmé le contraire. Mais je vous assure que personne n'avait proposé un prix plus élevé. La Cour des comptes a publié un rapport à ce sujet. Mais la question n'est plus vraiment d'actualité. Le fait est que l'Islande s'est développée à un rythme très soutenu dans les années 1990, comme vous l'avez souligné. Nous étions très actifs dans le domaine des nouvelles technologies de communication, les fameuses « dotcom », mais aussi dans le secteur des biotechnologies. Les Islandais sont en général très ouverts et intéressés par les innovations. De nombreuses entreprises se sont lancées sur ce créneau. Certaines ont survécu, d'autres non ; la règle du jeu est ici la même que partout ailleurs. Pendant ce temps-là, les banques ont acheté des entreprises à l'étranger et ont grandi très rapidement. Après coup, on peut dire que ce n'était vraiment pas une bonne idée... Parce qu'elles n'étaient pas prêtes à faire face à la tempête financière qui allait déferler.
A. J. - Le gouvernement les avait-il encouragées ?
G. H. - Oui... Nous avons créé de bonnes conditions pour le développement de l'activité économique. Nous avons, en particulier, réduit l'impôt sur les sociétés, qui est passé de 30 à 18 % puis, l'an dernier, à 15 %. C'était le moyen à la fois d'attirer les investissements étrangers et de retenir sur l'île les entreprises islandaises. Si les banques ont continué à grossir, c'est parce qu'elles l'avaient décidé. Le gouvernement n'y pouvait pas grand-chose. Elles agissaient dans le cadre des réglementations européennes. Et, selon les tests réalisés régulièrement par nos autorités de supervision financière, leur évolution paraissait normale.
A. J. - Le fait que des hommes d'affaires d'un pays de petite taille, indépendant depuis 1944 seulement, se lancent dans une politique hardie d'acquisitions d'entreprises étrangères, en Grande-Bretagne ou au Danemark (l'ancienne puissance tutélaire) suscitait sans doute une certaine fierté chez la plupart des Islandais...
G. H. - Disons que les gens n'étaient pas mécontents...
A. J. - Certains experts, étrangers mais aussi islandais, ont pourtant mis en doute la viabilité du secteur bancaire dès 2006. Comment le gouvernement a-t-il réagi à l'époque ?
G. H. - Ce que vous dites est exact, les premières alertes datent de 2006. Les banques ont corrigé le tir. Et leurs classements auprès des agences internationales de notation financière se sont améliorés. Il est vrai que, dans le même temps, d'autres experts affirmaient que tout allait bien...
A. J. - La Banque centrale islandaise et l'Autorité de supervision financière ont-elles rempli leur rôle correctement ? C'est un peu facile de dire aujourd'hui que les réglementations européennes ont failli. Après tout, ces réglementations sont aussi appliquées dans les autres pays européens et la situation n'est pas aussi grave qu'en Islande...
G. H. - Pas encore... Tout le problème, en Islande, réside dans le fait que les banques étaient devenues trop grosses par rapport à l'économie nationale. L'an dernier, le gouvernement les a encouragées à réduire leur taille. Elles ont commencé à le faire. Et je suis sûr qu'elles auraient été en mesure de survivre si les marchés financiers n'avaient pas été pris dans la tempête que l'on connaît. Après la chute de Lehman Brothers, le marché interbancaire s'est arrêté et les banques islandaises n'ont plus eu accès aux financements nécessaires. Aujourd'hui, on peut toujours dire qu'il aurait fallu agir autrement en 2006 ou en 2007. Mais la triste réalité est bien là : nos banques n'ont pas pu se refinancer, alors même que leurs ratios de capital étaient satisfaisants et qu'elles disposaient de nombreux actifs. Le gouvernement aurait-il pu inverser le cours des choses ? J'en doute.
A. J. - Et …