Entretien avec
Herzle Bodinger
par
Aude Marcovitch, correspondante de Politique Internationale en Israël.
n° 123 - Printemps 2009
Aude Marcovitch - Général Bodinger, vous avez passé trente-cinq ans dans l'armée israélienne. En quoi cette longue expérience vous permet-elle d'analyser la situation actuelle ? Herzle Bodinger - J'ai rejoint l'armée en 1961, à l'âge de dix-huit ans, et je l'ai quittée en 1996. La plupart des événements militaires significatifs du pays, hormis la guerre d'indépendance, se sont déroulés durant cette période. J'ai obtenu le grade de pilote en 1963. À cette époque, Tsahal était régulièrement impliquée dans des accrochages sérieux avec les Syriens. Damas voulait s'emparer des sources du Jourdain afin de tarir les ressources hydrauliques d'Israël. Leurs soldats tiraient continuellement dans notre direction. Nos chars leur répondaient. L'aviation n'était pas engagée : notre gouvernement considérait que faire intervenir les avions était déjà un signe d'entrée en guerre. Les Syriens tiraient au moins une fois par semaine depuis les hauteurs du Golan sur les kibboutz qui se trouvaient en contrebas. Les enfants israéliens de la région grandissaient dans des abris. Ils ne dormaient pratiquement jamais dans leur lit. Leur quotidien était très similaire à ce que connaissent aujourd'hui les enfants de Kyriat Shmona ou de Nahariyah (deux villes du nord d'Israël, qui subissent les tirs du Hezbollah depuis le Liban) ou ceux de Sderot (dans le Sud, visée par les tirs du Hamas depuis Gaza). Les habitants des kibboutz situés près du Golan n'ont qu'une crainte : subir de nouveau la situation des années 1960 si Israël décidait de restituer le Golan aux Syriens. La possession de l'eau est l'un des problèmes centraux du conflit autour du Golan. En fait, ce problème remonte aux temps bibliques ! Il n'a fait que s'accentuer ces dernières années à cause de l'irrégularité des pluies et de certaines saisons particulièrement sèches. Parallèlement aux problèmes avec la Syrie, on connaissait très peu d'incidents frontaliers de ce type avec l'Égypte et encore moins avec la Jordanie. A. M. - Comment l'expliquez-vous ? H. B. - Les problèmes en provenance de ces pays étaient plutôt dus aux fedayins, c'est-à-dire à des groupes de terroristes. Les armées nationales n'étaient pas impliquées. Mais en 1967, la Jordanie, la Syrie et l'Égypte se sont unies pour former une coalition qui a mis en péril l'existence même de notre État. L'année précédente, Israël avait vécu une grave crise économique, si bien que beaucoup de gens quittaient le pays. Une blague circulait alors : que le dernier à partir n'oublie pas d'éteindre la lumière à l'aéroport Ben Gourion ! Les gens avaient très peur. Nous faisions face à trois États dont au moins deux, la Syrie et l'Égypte, avaient été surarmés par l'URSS. Pour la première fois depuis 1948, les gens n'excluaient pas une disparition pure et simple du pays. A. M. - Cette crainte de voir le pays disparaître existe-t-elle encore aujourd'hui ? H. B. - Non, au contraire. Aujourd'hui on estime qu'il y a des problèmes, mais qu'ils sont solubles. Pour ma part, je pense que, grâce aux accords que nous avons conclus avec plusieurs pays de la région, Israël n'est plus dans une situation où sa survie est en jeu. Il n'empêche que, à mon avis, notre pays n'a pas encore connu sa dernière grande guerre. En 1995, après les accords d'Oslo et la paix signée avec l'Égypte puis avec la Jordanie, j'avais fait le rêve de pouvoir rejoindre Paris par la route, dans ma voiture. J'imaginais, aussi, une ligne aérienne qui relierait l'aéroport Ben Gourion à Pékin : nos avions passeraient directement au-dessus de l'Arabie saoudite et du Pakistan. Je croyais que ce rêve était à portée de main. À présent, je dois admettre qu'il a été remis à plus tard, peut-être à une cinquantaine d'années. Peut-être ne verrai-je pas ce rêve se réaliser de mon vivant... À court terme, je pense que nous allons vivre une guerre importante, armée contre armée. Probablement, dans les cinq ans. A. M. - Pourtant, après la guerre de 1967, vous espériez en avoir fini avec les conflits dans la région... H. B. - En effet. J'avais alors vingt-trois ans et je croyais fermement qu'il n'y aurait plus de guerre au Proche-Orient. Après le conflit, la plupart de mes compagnons sont rentrés chez eux. N'oubliez pas que, ici, le concept de l'armée repose sur l'idée d'une force de réservistes. En attendant le déclenchement des hostilités, les soldats qui iront se battre sont chez eux, à la maison ou à leur travail. Cette situation a plusieurs conséquences lorsqu'une guerre est déclarée : il faut qu'elle soit très courte, pour ne pas détruire toute l'économie nationale, puisque les forces vives du pays sont alors sous les drapeaux ; et, si possible, il faut que la guerre se déroule de l'autre côté de la frontière. Mener la guerre le plus vite possible et du côté de l'ennemi : ce concept est encore valable aujourd'hui. À cause de la petite taille du pays, nous ne pouvons pas nous permettre de faire la guerre sur notre sol, ni de perdre le moindre pouce de territoire. Israël n'est pas la Russie ! En 1973, l'erreur des pays arabes fut d'attaquer le jour de Kippour. Tout simplement parce que, à Kippour, tout le monde est à la maison - à l'inverse de Pessah, quand la moitié d'Israël part en vacances à l'étranger. À Yom Kippour, il est facile de lever rapidement une armée, et les réservistes sont facilement joignables. David Ben Gourion avait décidé que la meilleure manière de protéger le pays consistait à laisser un nombre suffisant de professionnels sous les drapeaux pour garder les frontières - tout en maintenant l'ennemi à distance en cas d'attaque-surprise, notamment grâce à l'aviation. Le temps de permettre à tous les appelés de rejoindre leurs unités est estimé à quarante-huit heures. Ce concept a très bien fonctionné en 1973 : l'aviation a tenu les ennemis à distance pendant deux jours, jusqu'à ce que les réservistes soient sous les drapeaux. A. M. - Comment vous prépariez-vous aux conflits avec les États arabes ? H. B. - Tout notre apprentissage de pilotes, avant …
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