Entretien avec
Gary Becker
par
Henri Lepage, économiste
n° 123 - Printemps 2009
Henri Lepage - D'après vos estimations, Monsieur Becker, combien de temps la crise va-t-elle encore durer ? Gary Becker - À vrai dire, personne n'en sait rien. Selon le National Bureau of Economic Research, la récession a démarré en décembre 2007. Avec une durée de plus de quinze mois, c'est déjà une récession relativement longue - et donc grave (1). Aux États-Unis, le taux de chômage atteint 8 % de la population active, soit près du double de ce qu'il était au départ. H. L. - Je viens de lire un article de Steve Hanke qui distille quelques éléments d'optimisme (2). Selon lui, on noterait actuellement des signes donnant à penser que l'enchaînement déflationniste serait en train de ralentir... G. B. - Oui, c'est vrai, on observe quelques signaux positifs, mais ils sont encore très limités. Les indicateurs de conjoncture restent malgré tout mal orientés. H. L. - Court-on le risque que l'actuelle récession se transforme en Grande Dépression ? G. B. - Non, il n'y aura pas de Grande Dépression, comme avant la dernière guerre avec un taux de chômage de 25 %. Pour qu'on puisse parler de dépression, il faudrait que la production chute de plus de 10 % d'une année sur l'autre. C'est peu vraisemblable. H. L. - Jusqu'à présent, la grande différence avec les années 1930 était l'absence de retour au protectionnisme. Certains estiment pourtant que le danger n'est pas totalement écarté (3)... G. B. - Le premier projet de plan de relance de la nouvelle administration comportait une clause qui obligeait les entreprises bénéficiant de l'aide de l'État à acheter en priorité de l'acier américain. Mais on est loin du Smoot-Hawley Act de 1930 (4) - cette loi à caractère extrêmement protectionniste qui a été l'une des causes de la Grande Dépression. Je suis quasiment certain que nous ne sommes pas près de revivre ce genre d'événement. On assistera sans doute à un certain durcissement protectionniste, mais pas plus. H. L. - Vous ne croyez donc pas à un risque d'effondrement global ? G. B. - Non, mais il ne faut pas pour autant minimiser les dangers. Notamment à cause de l'hostilité croissante qui se manifeste à l'encontre de la finance, du monde des affaires et de l'économie de marché en général. Il pourrait en résulter de graves atteintes au fonctionnement global du système économique. C'est ce qui m'inquiète. H. L. - À votre avis, qui sont les principaux responsables de la situation actuelle ? G. B. - Personne ne le sait exactement. Il est difficile de désigner un coupable unique. Je suis assez d'accord avec mon confrère John Taylor (5) lorsqu'il explique que les banques centrales et, en particulier, la Federal Reserve portent une large part de responsabilité. De même, il est hors de doute que l'activisme réglementaire et politique des dix dernières années a joué un rôle clé dans la séquence des événements. Je pense, en particulier, à ce qui s'est passé sur le marché des prêts hypothécaires avec Fannie Mae et Freddie Mac, et à la politique mise en oeuvre par les pouvoirs publics pour forcer les établissements de prêt américains à financer l'achat de logements par une clientèle offrant de très faibles garanties de solvabilité (6). Ces prêts « subprimes » ont représenté jusqu'à plus du quart de l'ensemble du marché hypothécaire américain alors qu'en Grande-Bretagne, avec des structures de financement du logement très similaires, la proportion n'a pas dépassé les 8 %. Ce fut un facteur décisif dans le déclenchement de la crise. H. L. - Certains n'hésitent pas à pointer du doigt l'économie de marché dans son ensemble... G. B. - Sur le long terme, l'économie de marché est un système extrêmement performant. Vous n'avez qu'à voir la croissance de tous ces pays dont les économies ont émergé au cours du dernier quart de siècle, comme le Chili ou l'Inde. C'est une extraordinaire réussite. Il est vrai que, au cours de la dernière période, les marchés financiers n'ont pas fonctionné de manière aussi satisfaisante qu'on aurait pu l'espérer. Mais c'est largement à cause du cadre réglementaire et politique en vigueur. Si certains ne se privent pas de dénoncer les « défaillances du marché », il ne faut pas oublier non plus que les réglementations ne sont jamais parfaites et que l'action publique, quelles que soient les motivations qui l'inspirent, a aussi ses « défaillances ». Les plus atteintes par la crise, celles qui ont enregistré les pires résultats, sont les banques d'investissement et les banques commerciales. Or ce sont précisément ces établissements qui, au sein du secteur financier, étaient les plus réglementés. Les hedge funds (7), ces fonds ultra-spéculatifs qui n'étaient pas concernés par la réglementation appliquée aux banques - et dont on demande aujourd'hui qu'ils soient à leur tour inclus dans le dispositif réglementaire -, n'ont jusqu'à présent guère fait parler d'eux. Paradoxalement, ce sont les moins réglementés qui ont connu le moins de problèmes. Il faut cesser de considérer les gens qui font les lois et les règlements comme des extra-terrestres qui, dans leur grande sagesse, codifient les activités humaines pour le bien de tous. Ils sont comme tout le monde. Ils ont, comme les autres, été contaminés par l'atmosphère d'exubérance qui s'est emparée de la sphère financière et du monde des affaires. Eux aussi ont été pris dans le tourbillon de la vie et des intérêts. C'est la raison pour laquelle je suis très sceptique quant aux bienfaits que l'on peut espérer d'une intervention croissante des pouvoirs publics. H. L. - Êtes-vous de ceux qui rendent Alan Greenspan, l'ancien président de la FED, responsable de cet immense gâchis ? G. B. - À la suite du grand choc que fut le 11 Septembre, Greenspan a rompu avec la pratique qui voulait que, depuis près d'une dizaine d'années, la FED (comme les autres grandes banques centrales occidentales) détermine ses taux d'intérêt en utilisant ce que les économistes appellent la « règle de Taylor » (8). Il a maintenu les taux d'intérêt, pendant une période inhabituellement longue, en …
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