Entretien avec
Grigori Perepelitsa
par
Galia Ackerman, journaliste, spécialiste de la Russie et du monde post-soviétique
n° 123 - Printemps 2009
Galia Ackerman - Le conflit russo-géorgien de l'été dernier a changé la donne dans l'espace post-soviétique. Il apparaît désormais que les frontières des États issus de l'URSS peuvent être modifiées par la force ! Après l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie, qui ont été arrachées à la Géorgie, la Crimée - une région appartenant à l'Ukraine mais majoritairement peuplée de Russes - serait-elle la prochaine cible du Kremlin ? Grigori Perepelitsa - Je ne peux l'exclure. L'Ukraine et la Géorgie occupent toutes deux une place stratégique. L'Ukraine a une position clé en Europe de l'Est tandis que la Géorgie est située au coeur du Caucase. La Géorgie sépare la Russie de son plus proche allié caucasien : l'Arménie. C'est en passant par le territoire géorgien que la Russie peut s'ouvrir sur l'Iran, sur la Turquie et sur tout le Proche-Orient. Dans le même temps, la Géorgie se trouve au centre du couloir qui relie l'Occident aux pays d'Asie centrale. Ce couloir est fondamental pour la pénétration économique et géopolitique de l'UE et des États-Unis en Asie, mais aussi pour la présence militaire de la coalition en Afghanistan. Dès lors, si la Russie veut maîtriser la région du Caucase, il lui faut absolument briser le régime pro-occidental de Tbilissi et priver la Géorgie de la possibilité de conduire une politique étrangère indépendante. C'était cela, l'objectif principal de la guerre russo-géorgienne ! Mais une Géorgie pro-occidentale n'est qu'un obstacle parmi d'autres pour la Russie. Celle-ci rêve, en effet, de rétablir des frontières qui engloberaient l'ensemble des pays de la CEI. Un tel scénario représenterait un retour aux frontières de l'URSS, à l'exception des pays baltes - même si, dans la doctrine géopolitique russe, ces pays demeurent, eux aussi, des contrées à récupérer. Il n'est donc pas impossible que le scénario géorgien serve de ballon d'essai pour une future intervention russe en Ukraine. G. A. - Pourquoi l'Ukraine obsède-t-elle tellement la Russie ? G. P. - Zbignew Brzezinski a dit un jour que, sans l'Ukraine, la Russie ne pourrait jamais renaître en tant qu'empire. Ce propos a un sens profond. L'Ukraine est, objectivement, le principal adversaire de Moscou dans l'espace post-soviétique. Pour une raison simple : le Kremlin et nous-mêmes construisons deux modèles d'États opposés. La Russie voit sa renaissance dans la restauration de son empire ; l'Ukraine voit la sienne dans le développement de sa démocratie. Ce sont deux conceptions irréconciliables. En effet, l'ambition impériale de Moscou prévoit l'expansion de la Russie ; et l'Ukraine représente un obstacle de taille à cette expansion. Vladimir Poutine a dit à plusieurs reprises : « L'Ukraine n'est pas un État. C'est notre ancien territoire. » La direction russe considère l'Ukraine comme sa terre perdue, alors que Kiev a toujours souhaité entretenir avec Moscou des relations politiques et économiques d'égal à égal. Une chose est sûre : l'Ukraine ne renoncera jamais à sa souveraineté. La phrase de Brzezinski fait également allusion à un problème d'ordre symbolique. La Russie lie ses racines historiques à Kiev, à la Rus kiévienne ; elle ne peut pas accepter le fait qu'un État ukrainien indépendant ait été installé sur ce territoire. Aux yeux des nationalistes moscovites, l'existence de cet État ukrainien entre en contradiction avec les fondements mêmes de l'histoire de la Russie ! Pour eux, puisque le berceau de l'État russe se trouve à Kiev, l'Ukraine ne saurait être indépendante. De ce point de vue aussi, la reconquête de l'Ukraine serait indispensable pour la reconstruction de l'empire russe. G. A. - Dans quelle mesure le Kremlin redoute-t-il une éventuelle « contamination » démocratique en provenance d'Ukraine ? G. P. - La « révolution orange » ukrainienne ainsi que la « révolution des roses » géorgienne ont fait très peur aux autorités russes. Si, à la suite de ces soulèvements, des régimes autoritaires avaient été installés à Kiev et à Tbilissi, Moscou n'y aurait rien trouvé à redire. Mais ces révolutions ont engendré des régimes démocratiques - les deux seules véritables démocraties parmi les ex-républiques soviétiques, à l'exception des pays baltes. En dépit de toutes ses difficultés internes, l'Ukraine est devenue une locomotive des changements démocratiques dans l'espace post-soviétique. Aussi longtemps que ce modèle alternatif de développement fera face au régime autoritaire russe, ce dernier se sentira menacé et fera tout son possible pour liquider le modèle ukrainien. En somme, il y a entre la Russie et l'Ukraine tout un noeud d'oppositions où se mêlent l'histoire et la politique, l'idéologie et la géopolitique. Il serait même judicieux de parler non pas d'« oppositions » mais, plutôt, d'« antagonismes ». Or les antagonismes ne se résolvent pas par une simple négociation. Dès lors - et surtout après la guerre russo-géorgienne -, un conflit armé visant à en finir avec l'Ukraine démocratique et libre n'est pas à exclure. Je m'empresse toutefois de souligner qu'un tel scénario ne me semble pas très probable : la Russie va vraisemblablement utiliser d'autres moyens pour parvenir à ses objectifs. G. A. - La récente « guerre du gaz » ne serait-elle pas l'un de ces moyens ? G. P. - En effet, le conflit gazier qui a mis aux prises l'Ukraine et la Russie dépassait le cadre d'un différend commercial. De mon point de vue, il faut y voir une nouvelle expression de l'hostilité de Moscou à l'égard de la direction pro-occidentale qu'avait prise l'Ukraine. À présent qu'elle a considérablement affaibli la Géorgie, la Russie - je le répète - s'emploie à « nettoyer » l'espace post-soviétique afin de recréer un « grand État russe ». Et force est de constater que la dépendance ukrainienne vis-à-vis des hydrocarbures russes nous rend vulnérables... En déclenchant cette « guerre du gaz », le Kremlin a essayé de saper la souveraineté de l'Ukraine et de nous compromettre aux yeux de l'Union européenne. Malheureusement, cet épisode a également démontré la faiblesse de l'UE elle-même. G. A. - Que voulez-vous dire par là ? G. P. - La « guerre du gaz » a démontré que l'UE n'est pas une structure consolidée. Pendant …
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