Entretien avec
Niall Ferguson
par
Olivier Guez, Journaliste à La Tribune
n° 123 - Printemps 2009
Olivier Guez - Professeur Ferguson, en quoi la crise actuelle est-elle différente de celles qui l'ont précédée ? Niall Ferguson - Cette crise est différente des autres dans la mesure où l'excès de dettes dont elle résulte n'a pas la même origine. Dans le passé, il s'agissait d'excès de dettes publiques. Aujourd'hui, nous sommes en présence d'une crise de la dette privée, notamment des ménages et des banques. Cela signifie que les politiques économiques de relance - baisse des taux d'intérêt, augmentation du déficit via une augmentation des dépenses publiques - que les gouvernements ont l'habitude d'adopter pour juguler des crises de grande ampleur ne marcheront pas nécessairement cette fois-ci. Une très large proportion de ménages et d'institutions financières est insolvable. Leur passif est supérieur à leur actif, leurs dettes supérieures à leurs avoirs ! Il ne sera pas possible de s'en sortir en réduisant les impôts, par exemple... O. G. - Est-ce parce qu'elle a pris naissance aux États-Unis qu'elle s'est aussi vite étendue à l'ensemble de la planète ? N. F. - À la base, il est incontestable qu'il s'agit d'une crise du monde occidental. Mais les dominos tombent les uns après les autres : le Japon est désormais atteint ; c'est même là que la crise pourrait faire le plus de ravages. D'autant que l'archipel a déjà connu un phénomène similaire dans les années 1990 et qu'il a mis dix ans à s'en remettre. Les phases par lesquelles est passée l'économie japonaise donnent un aperçu de ce qui attend l'Occident au cours des prochaines années. Tout a commencé par une crise de la dette que marquait une forte spéculation immobilière. Les entreprises n'avaient plus comme unique objectif que de rembourser leurs dettes, bien souvent au détriment de leur rentabilité. Puis les emprunts et les investissements se sont figés malgré l'abondance de l'épargne, entraînant toute l'économie dans une spirale déflationniste. O. G. - Certains commentateurs comparent la crise actuelle à celle des années 1930. Partagez-vous cette opinion ? N. F. - Il est vrai qu'il existe des points communs : dans les deux cas, la crise a été déclenchée par l'explosion d'une gigantesque bulle spéculative. Et, dans les deux cas, le ratio dettes (publiques et privées)/PIB dépasse les 350 %. Mais les ressemblances s'arrêtent là, ne serait-ce que parce que les politiques monétaire, fiscale et commerciale sont aujourd'hui totalement à l'opposé de ce qu'elles étaient au début des années 1930. Les mesures prises à l'époque par les gouvernements ont contribué à accentuer la crise : le resserrement de la politique monétaire a entraîné la disparition de dizaines de milliers de banques ; les déficits sont demeurés de faible ampleur ; et de nombreux pays ont adopté des mesures protectionnistes qui n'ont fait qu'aggraver la récession. Par ailleurs, le monde vivait alors sous un régime de changes fixes, fondés sur l'étalon-or. Or, en 2009, les conditions sont très différentes. C'est pourquoi il est probable qu'aux États-Unis le choc ne sera pas aussi violent que lors de la Grande Dépression : le taux de chômage n'atteindra pas 25 % ; les revenus des ménages ne déclineront pas autant ; les prix ne baisseront pas de 8 % ; et la production ne chutera pas d'un tiers comme au plus fort de la crise des années 1930. La crise que nous traversons n'est cependant pas une récession classique comme le monde occidental en a connu quelques-unes depuis la fin de la guerre. Je la baptiserai plutôt de « grande répression » : nous sommes en train de « réprimer » une crise financière gravissime par tous les moyens possibles. À défaut de trouver des remèdes efficaces, nous essayons de colmater les brèches et de résister du mieux que nous pouvons. Des sommes considérables sont injectées dans le système financier, mais le problème de l'endettement excessif reste entier. O. G. - Les pouvoirs publics pourront-ils aller plus loin et consacrer des moyens encore plus importants à la « grande répression » ? N. F. - Nous sommes prisonniers de l'« économiste défunt ». Je m'explique : John Maynard Keynes, le père de cette expression, estimait que les dirigeants économiques et, plus encore, leurs exécutants qui se croyaient exempts de toute influence intellectuelle étaient en réalité esclaves des « économistes défunts ». Ils faisaient machinalement ce qu'ils avaient toujours fait, ce qu'on leur avait appris. Eh bien, aujourd'hui, l'économiste défunt, c'est Keynes lui-même ! Il a sauvé le monde par le passé ; il nous sauvera à nouveau du terrible marasme financier : telle est la croyance qui prévaut chez les économistes et les décideurs politiques. De fait, on revisite les formules et la théorie keynésiennes : une dette publique de plus en plus forte pour financer le « bailout » - le renflouement - et des mesures de relance. Mais je doute de l'efficacité de telles recettes. O. G. - Vous ne considérez pas Keynes comme le superman de la crise actuelle ? Vous êtes à rebours de la plupart des économistes ! N. F. - Il faut dire que la crédibilité des économistes a été rudement mise à mal ! Ils ont totalement échoué ; ils se sont montrés incapables de prévoir la crise. Leur faute est peut-être plus lourde encore que celle des banquiers. Ils font à présent machine arrière et se raccrochent à Keynes. Mais j'ai bien peur que Keynes ne puisse pas grand-chose pour nous. Comment voulez-vous résoudre un problème d'endettement excessif par de nouvelles dettes ? C'est pourtant ce que font les Américains. Une bonne politique consisterait plutôt à réduire la dette en restructurant les institutions insolvables et les entreprises en situation de banqueroute. Mais, au lieu de cela, nous continuons d'emprunter toujours plus d'argent sur le dos des générations futures pour essayer de maintenir à flot des institutions qui ont failli. La mise en oeuvre des théories keynésiennes - notamment le creusement du déficit public - va surtout renforcer la volatilité du marché des bons du Trésor et du marché des changes. O. G. - Vous …
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