Les Grands de ce monde s'expriment dans

UNE RUSSIE DE NOUVEAU CONQUERANTE

Entretien avec Natalia Narotchnitskaia par Galia Ackerman, journaliste, spécialiste de la Russie et du monde post-soviétique

n° 123 - Printemps 2009

Galia Ackerman - Dans une formule restée célèbre, Vladimir Poutine a qualifié l'éclatement de l'URSS de « plus grave catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Qu'est-ce qui explique une telle vision du passé ? D'autres anciens empires - comme la France, la Grande-Bretagne ou l'Autriche, par exemple - n'éprouvent guère une nostalgie comparable...
Natalia Narotchnitskaïa - À la différence de la France et de la Grande-Bretagne, mon pays n'a jamais été un empire colonial - ni à l'époque tsariste ni à l'époque soviétique. J'admets cependant qu'il existe une certaine similitude entre l'Autriche-Hongrie et la Russie puisque ces deux empires n'ont jamais eu de colonies d'outre-mer. D'ailleurs, je vous rappelle que l'une des principales raisons de la Seconde Guerre mondiale résidait dans la volonté des grandes puissances de l'époque de récupérer des parties de l'empire austro-hongrois, démantelé en 1919. La paix de Versailles, qu'ont orchestrée les Anglo-Saxons, avait produit des secousses tectoniques gigantesques dont les effets se sont fait sentir pendant des décennies...
Pour les Américains aussi, le second conflit mondial était l'occasion de jouer un rôle déterminant dans une zone autrefois placée sous la domination de Vienne. Permettez-moi de citer un document rédigé en septembre 1941 par le Conseil pour les relations étrangères des États-Unis - une institution chargée d'élaborer la politique extérieure américaine. Ce texte affirme : « La guerre actuelle offre la possibilité de procéder à un redécoupage du monde, de la Bohême à l'Himalaya en passant par le golfe Persique. Il faut, en particulier, réorganiser l'Europe de l'Est afin de créer une zone tampon entre les Slaves et les Teutons. »
Quant à la disparition de l'URSS, je n'ai pas attendu Vladimir Poutine pour qualifier cet événement de « catastrophe ». Pendant des siècles, la Russie s'était formée en tant qu'État aux confins des grandes civilisations ; et, depuis les conquêtes de Pierre le Grand au début du XVIIIe siècle, elle était, selon l'expression de la Grande Catherine, un pays « sans lequel aucun canon en Europe ne tirait ». Toutes les autres puissances européennes prenaient ses intérêts en compte. L'éclatement de l'URSS - ou, plus exactement, le dépeçage de la Russie (car les frontières soviétiques étaient grosso modo celles de l'Empire russe) - a mis le monde en branle : nombreux sont ceux qui souhaitent s'emparer des diverses parties de ce vaste ensemble géographique. À vrai dire, les agissements des pays occidentaux autour de la Russie dans ses frontières actuelles rappellent, à s'y méprendre, ceux des pays européens il y a deux ou trois cents ans. La « fenêtre ouverte sur l'Europe », selon la formule qu'a employée Pierre le Grand pour désigner la présence russe sur la mer Baltique, a empêché la bonne vieille Europe de dormir pendant deux siècles. De même, les vieilles puissances ont été malheureuses de voir la Crimée, le Caucase ou l'Asie centrale rejoindre l'Empire russe. Aujourd'hui, les pays occidentaux sont de nouveau en proie à l'inquiétude devant le renforcement de la Russie.
G. A. - D'après vous, les pays occidentaux sont-ils les seuls à souhaiter l'affaiblissement de la Russie ?
N. N. - Non, plus maintenant. Un facteur nouveau s'est ajouté à la fin du XXe siècle : le facteur islamique, qui va s'amplifier dans les prochaines décennies pour des raisons démographiques. Les États musulmans ne sont plus de pauvres pays colonisés ; parmi eux, on retrouve désormais nombre de géants pétroliers. Et certains de ces États soutiennent subrepticement des organisations islamistes internationales, comme les Frères musulmans, qui prêchent la diffusion des idées de l'« islam véritable » dans le Caucase du Nord et dans d'autres régions de la Fédération de Russie à dominante musulmane, et qui vont jusqu'à prôner la création de « territoires islamiques » indépendants du pouvoir central.
Globalement, pour revenir à la phrase de Vladimir Poutine, entraîner sur des orbites géopolitiques nouvelles des peuples qui avaient fait, deux cents ou trois cents ans durant, partie de l'Empire russe est un changement radical et dramatique qui provoque une instabilité nouvelle dans le monde.
G. A. - Mais dans quelle mesure ces peuples et leurs territoires sont-ils indispensables à la Russie ? Je parle ici non seulement du Caucase, mais de l'ensemble des pays issus de l'ex-URSS...
N. N. - Avec ses étendues infinies, son climat rude, ses sols parfois gelés jusqu'à 1,70 m de profondeur (même dans la région de Moscou), la Russie n'est pas vraiment viable sans ses périphéries. Cette nécessité de s'étendre vers le sud et vers l'ouest a toujours été l'une des priorités de la politique intérieure et étrangère russe, sous les tsars comme à l'époque soviétique. Je ne parle pas, ici, de la nature de l'expérience communiste (je pense qu'il faut en faire abstraction : nous espérions tous, chacun de nous à sa façon, que cette expérience se terminerait). En l'occurrence, je fais référence à des intérêts stratégiques propres à la Russie en tant que telle.
J'ajoute que le démembrement de l'État unitaire qu'était l'URSS et, auparavant, l'Empire russe représente également une grande tragédie humaine. On a divisé le pays en quinze États indépendants, en vertu de frontières administratives internes, sans prendre en compte les intérêts des peuples et des individus qui vivaient dans ce pays ! Plusieurs peuples se sont trouvés artificiellement séparés et partagés entre différents États - comme les Russes, mais aussi les Ossètes, les Ruthènes et tant d'autres. Heureusement, l'expérience de la vie commune acquise aux époques tsariste et soviétique a permis d'éviter des conflits inter-ethniques sanglants. Il n'empêche que l'on a assisté à plusieurs conflits locaux - mais, Dieu merci, ils ont été d'une ampleur limitée. Je dois dire que la retenue de certaines populations arrachées à leur pays a été absolument admirable. Je pense, en particulier, aux habitants russes et russophones de la Crimée - un territoire qui a été incorporé à l'Ukraine en 1954, qui est demeuré au sein de la république d'Ukraine jusqu'à la chute de l'URSS, et qui est donc revenu à l'Ukraine au moment de la dislocation de l'URSS. Ces habitants refusent d'être …