Entretien avec
Charles Gave
par
Henri Lepage, économiste
n° 124 - Été 2009
Henri Lepage - Votre métier consiste à scruter en permanence les signaux qu'émettent les marchés afin d'y lire l'avenir de l'économie mondiale. Avez-vous des informations qui donnent à penser que l'on approche enfin de la sortie de crise ? Charles Gave - Oui, je pense que cette fois-ci on peut être relativement optimiste. Jusqu'en mars dernier, les marchés restaient persuadés qu'aucun remède ne marcherait. L'économie mondiale était prise dans un mouvement irrésistible de liquidation de dettes que rien ne semblait en mesure d'arrêter. Aujourd'hui, c'est différent. Aux États-Unis, on voit très bien que l'économie est en train de redémarrer, même si beaucoup dépendra de ce que fera la nouvelle administration au cours des semaines et mois qui viennent. En Asie, il n'y a plus aucun doute. En revanche, en ce qui concerne l'Europe, je serais plus nuancé. H. L. - Quels sont les signaux qui nourrissent cet optimisme - du moins pour les États-Unis ? C. G. - Ils sont relativement nombreux. Je note d'abord une remontée des indices statistiques de confiance. On constate également un mouvement de retour à la hausse des prix sur certains marchés. Les prix des maisons, en particulier, semblent se stabiliser, voire recommencer à augmenter. Les indicateurs avancés de l'immobilier, comme les cours du bois, sont en forte progression. Surtout, on enregistre une détente assez prononcée sur les « spreads » de taux d'intérêt - c'est-à-dire la réduction des écarts de taux demandés en fonction de la qualité des emprunteurs. Les cours de la bourse eux-mêmes ont regagné en moyenne 35 % par rapport à leur point le plus bas, ce qui est généralement le signe d'une reprise générale de l'économie. H. L. - Les risques de déflation monétaire ont-ils disparu ? C. G. - Pendant plusieurs mois, toutes les actions entreprises par la FED pour ranimer le marché du crédit sont restées sans effet. La base monétaire américaine a explosé de manière spectaculaire Mais comme les établissements bancaires ne se faisaient plus confiance entre eux, la vitesse de circulation de la monnaie s'est effondrée encore plus vite. Aujourd'hui, on assiste à une certaine reprise des opérations de crédit. Autrement dit, le mouvement de déflation est enrayé. H. L. - Qu'est-ce qui a provoqué le retournement de la bourse ? C. G. - Sans doute l'abandon de la règle comptable du « mark to market » dans l'évaluation de la valeur des actifs à porter dans les bilans. H. L. - De quoi s'agit-il ? C. G. - De l'obligation, instituée en 2004, de réévaluer en permanence la valeur des actifs figurant au bilan d'une entreprise à leur « valeur de marché ». Appliquée aux banques, cette règle a joué un rôle considérable dans l'amplification de la crise financière. C'est elle qui fut notamment responsable du déclenchement des deux épisodes de panique bancaire, en août 2007 et en août 2008. H. L. - De quelle manière ? C. G. - Il s'agit d'une règle comptable absurde, dont l'usage par les institutions financières avait d'ailleurs été interdit par le président Roosevelt en 1938 parce qu'il avait fort bien compris sa nature procyclique. Prenez l'exemple d'un lotissement d'une cinquantaine de maisons financées par une banque - disons la Bank of America - et vendues sur hypothèques. Admettons que l'une de ces maisons, toutes semblables, soit vendue aux enchères à la moitié de son prix, suite à la faillite de son propriétaire. La règle exige de la banque qui porte les hypothèques des 49 maisons restantes d'abaisser, dans son bilan, la valeur de ces autres créances au prix auquel la cinquantième vient d'être vendue, même si leurs échéances continuent de rentrer régulièrement, et même s'il n'y a aucune raison d'anticiper des défaillances en chaîne. La banque est soumise à d'autres obligations prudentielles qui lui imposent de maintenir un montant minimal de capitaux propres par rapport au total de ses engagements. Si la valeur de ses actifs propres diminue, suite à la réduction de la valeur comptable du portefeuille d'actifs hypothécaires correspondant aux 49 maisons de son lotissement, il lui faut corrélativement augmenter ses fonds propres ou réduire ses activités de prêts afin de rétablir le juste ratio. Ce resserrement du crédit entraîne alors d'autres faillites qui, à leur tour, vont altérer la capacité d'établissements tiers à maintenir leur niveau d'activité. Et ainsi de suite. De fil en aiguille, de banque en banque, une crise boursière initialement d'ampleur limitée dégénère en crise financière majeure. Cette réglementation n'existait pas en 2001, lors du krach des dotcoms (les entreprises de télécommunications). C'est pourquoi, à l'époque, la crise n'a pas dégénéré. H. L. - Si la bourse se ressaisit, le mécanisme peut jouer en sens inverse et faciliter ainsi la reprise. Voire donner naissance à un nouveau boom et entraîner la formation d'une nouvelle bulle... C. G. - Exactement et c'est peut-être déjà ce qui s'amorce. Mais, fondamentalement, il est absurde d'obliger toutes les entreprises, dans le monde entier, à évaluer leurs actifs en fonction de prix alignés sur des ventes forcées dues à des circonstances particulières. La règle financière normale est celle de l'évaluation au prix du cash-flow escompté. On n'aurait jamais dû s'écarter de ce principe de bon sens. H. L. - Comment de telles règles ont-elles pu être adoptées ? C. G. - Ce fut le résultat de longues négociations menées dans le cadre de la Banque des règlements internationaux (BRI). Ces négociations impliquaient une multiplicité d'entités représentant les professions concernées - comptables et banquiers -, sous l'oeil vigilant des banques centrales et des organismes de régulation financière. Il s'agissait, en fait, d'une décision qui reflétait l'idéologie à la mode dans les sphères dirigeantes mondiales, notamment celles qui se rencontrent chaque année à Davos : l'idée qu'il faut établir une sorte de « gouvernement mondial » chargé de veiller à ceque s'appliquent partout, par-delà les États, les mêmes règles et réglementations, de manière à garantir - prétendument - une concurrence égale pour tous. Cette idée est totalement idiote. H. L. - Pourquoi ? C. G. - Parce qu'il est …
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