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GEORGIE : UN PRESIDENT DANS LA TEMPETE

Entretien avec Mikheïl Saakachvili, Président de la Géorgie de 2004 à 2013, par Galia Ackerman, journaliste, spécialiste de la Russie et du monde post-soviétique

n° 124 - Été 2009

Mikheïl Saakachvili Galia Ackerman - Monsieur le Président, quel bilan tirez-vous de la guerre qui a opposé votre pays à la Russie en août 2008 ? Qu'est-ce que la Géorgie a perdu par rapport à la situation qui prévalait avant le début des hostilités ?
Mikheïl Saakachvili - Je ne considère pas que nous ayons « perdu » quoi que ce soit. La France avait-elle « perdu » quelque chose lors de l'occupation allemande, pendant la Seconde Guerre mondiale ? Il est vrai que, depuis août 2008, la Russie occupe 20 % de notre territoire ; mais, croyez-moi, il s'agit d'un phénomène temporaire. De toute façon, avant le conflit, Moscou contrôlait déjà une grande partie de ces zones sous le prétexte d'y déployer des « forces de maintien de la paix » (1) !
À présent, les masques sont tombés. Chacun a pu se rendre compte que la Russie se conduit comme un occupant pur et simple. Or l'époque où un État pouvait occuper le territoire de son voisin à sa guise est terminée. Au XXIe siècle, il n'est pas très confortable pour un pays comme la Russie - qui prétend vouloir se moderniser et jouer un rôle de premier plan au sein de la communauté internationale - de se comporter de la sorte ! La situation actuelle est intenable et, à Moscou, on s'en rend parfaitement compte. Mais au lieu d'inciter la direction russe à revenir en arrière, ce constat la rend plus nerveuse et plus agressive, ce qui risque de la pousser à commettre d'autres erreurs...
G. A. - Vous dites que la situation en Ossétie du Sud et en Abkhazie est « temporaire ». Mais, chaque jour, les Russes renforcent leur présence militaire dans les républiques séparatistes et édifient de véritables murailles le long de leurs « frontières ». 95 % des habitants de l'Ossétie du Sud sont déjà en possession de passeports russes, et il en va probablement de même pour la population de l'Abkhazie. Dans cette dernière région, les autorités distribueraient gratuitement des maisons abandonnées par les réfugiés géorgiens à des citoyens russes originaires du Caucase du Nord - et cela, afin de peupler la zone d'habitants qui n'ont aucun lien ethnique ou culturel avec la Géorgie. Bref, on a bel et bien l'impression que les Russes sont en train de prendre racine...
M. S. - Je ne crois pas que ces nouveaux venus puissent se sentir « chez eux » dans ces maisons. Les expropriations qui leur ont permis de s'y installer sont des pratiques totalement illégales et, tôt ou tard, ceux qui les incitent à s'approprier des logements et des biens qui ne leur appartiennent pas seront punis. Je considère également que l'occupation militaire ne contribue nullement au développement de ces régions, alors que leur potentiel est gigantesque - surtout pour ce qui concerne l'Abkhazie (2). La réalité, c'est que les Russes ont privé les habitants locaux de leur avenir, au nom d'objectifs géopolitiques ni très clairs ni très avisés ! Je plains sincèrement ces habitants, mais je suis persuadé qu'il est possible de renverser la situation.
G. A. - Comment comptez-vous « récupérer » ces territoires ?
M. S. - Comme il s'agit de territoires occupés, nous effectuons des démarches légales auprès des instances internationales (3). Dans le même temps, il nous importe de préserver nos relations avec les Abkhazes et avec les Sud-Ossètes. Nous comprenons que le maintien de ces relations ne suffira pas à changer la situation. La guerre d'août dernier a clairement démontré que ce qui est à l'oeuvre ici, ce n'est pas une série de conflits interethniques opposant les Géorgiens aux Abkhazes ou aux Sud-Ossètes, mais un grand conflit international qui met aux prises la Russie et la Géorgie.
Il n'en reste pas moins que, de mon point de vue, les habitants de ces deux régions demeurent des citoyens géorgiens et que notre gouvernement doit absolument conserver des liens, directs ou indirects, avec eux (4). Nous ne pouvons rester indifférents à leur sort.
G. A. - En mai 2009, la direction russe a organisé, dans la ville russe de Sotchi, une « Conférence des peuples de la Géorgie » à laquelle ont participé des délégations de Géorgiens, mais aussi d'Ossètes et d'Abkhazes résidant dans dix-huit pays différents. Un homme d'affaires au lourd passé criminel, Alexandre Ebralidze, qui vit à Saint-Pétersbourg, y a même annoncé son intention de présenter sa candidature à la prochaine élection présidentielle dans votre pays. Certains commentateurs estiment que si la Géorgie changeait totalement d'orientation et se dotait d'une direction pro-russe, Moscou pourrait lui permettre de reprendre, sous une forme ou sous une autre, le contrôle des régions séparatistes. Cette Conférence ne rappelle-t-elle pas la pratique soviétique qui consistait à mettre en place des gouvernements « parallèles » avant d'envahir tel ou tel pays ? Je pense, en particulier, à la Finlande de 1940...
M. S. - Pour être honnête, je n'ai pas envie de commenter ces simagrées aussi effrénées qu'inutiles. Je préfère souligner que c'est à Tbilissi que se trouve le centre du Caucase. Les Tchétchènes, les Ingouches, les Daghestanais et les autres peuples du Caucase du Nord ont toujours considéré notre capitale comme la ville principale de la région. C'est encore plus vrai à présent que la Géorgie est devenue un État européen moderne. Cette transformation représente une énorme chance pour toute la zone : Tbilissi constitue une fenêtre ouverte sur l'Europe et sur le monde, quels que soient les « murs de Berlin » que les Russes tentent d'ériger autour de nous. Je crois qu'à Moscou on le comprend très bien... et on le perçoit comme une menace.
Je suis convaincu que l'unité caucasienne finira par triompher. Elle pourrait prendre des formes diverses, mais elle se fera. Dans le passé, les grandes puissances ont souvent divisé le Caucase pour mieux y régner. Mais, aujourd'hui, même les éléments les plus radicaux des divers États du Caucase comprennent à quel point il est nécessaire de mettre en place une entente et un dialogue. Pour une raison …