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LE DEFI DES NEO-TALIBANS

Entretien avec Ahmed Rashid par Olivier Guez, Journaliste à La Tribune

n° 124 - Été 2009

Ahmed Rashid Olivier Guez - Les nouvelles en provenance du Pakistan donnent le vertige. En Occident, on a le sentiment que le pays est au bord du gouffre. Est-ce également votre analyse ?
Ahmed Rashid - Non, je vous rassure, le Pakistan n'est pas sur le point de s'effondrer. Mais il traverse une crise très grave, sans doute la plus sévère depuis la guerre avec l'Inde en 1971 - une guerre qui s'était conclue par la naissance de l'État du Bangladesh. Le pays est confronté à une anarchie grandissante et à une conjoncture économique désastreuse. Les Talibans ont gagné beaucoup de terrain dans le Nord. Quant à la crise humanitaire, qui est la conséquence de l'avancée des Talibans et de la réplique musclée de l'armée, elle s'aggrave de jour en jour. Les combats ont fait plus de deux millions de déplacés. Mais, à côté de cela, le Pakistan possède une armée de un million d'hommes, le gouvernement fonctionne toujours et l'État est encore très puissant. Le problème majeur, c'est que, dans un passé récent, le gouvernement a suivi une ligne politique désastreuse. Il est grand temps que les autorités pakistanaises corrigent le tir.
O. G. - Je suppose que vous faites allusion à la gestion de Moucharraf ?
A. R. - Absolument. Moucharraf a commis de terribles erreurs, et je ne parle pas seulement de son double jeu vis-à-vis des Talibans afghans. Pendant ses neuf années de règne, il n'a rien fait pour favoriser le développement économique du pays. Le Pakistan a reçu des aides considérables et n'a su aucunement en tirer profit. Entre le 11 septembre 2001 et 2007, les États-Unis lui ont versé 11,8 milliards de dollars ! 80 % de cette somme ont été alloués à l'armée. L'état-major les a dépensés en armes sophistiquées (F-16, radars, navires de guerre, sous-marins...), non pas pour améliorer les opérations de contre-insurrection mais uniquement dans la perspective d'une nouvelle guerre avec l'Inde. La société civile et le secteur privé, eux, n'en ont recueilli que des miettes. Rien n'a été investi dans les infrastructures pourtant très délabrées : aucune centrale électrique n'a été construite, pour ne citer qu'un exemple. À Lahore, où je vis, il n'y a que six heures d'électricité par jour et les coupures sont incessantes ; c'est une catastrophe pour l'industrie qui ne peut pas fonctionner dans de telles conditions. Les difficultés n'ont cessé de s'accumuler sous la présidence de Moucharraf, mais celui-ci a préféré faire l'autruche : il n'a pas osé ou n'a pas voulu affronter les problèmes. Au fil des années, il est devenu de plus en plus arrogant, de plus en plus dur et totalement indifférent aux préoccupations de l'opinion publique. Il a concentré tous les pouvoirs entre ses mains. En choyant les militaires comme aucun chef des armées ne l'avait fait avant lui, il s'est assuré le soutien sans faille de l'armée et des services secrets. Mais il n'a pas su faire face à la montée de l'extrémisme. Depuis quelques mois, le monde découvre l'existence des Talibans pakistanais. Le phénomène n'est pourtant pas nouveau : leurs premiers faits d'armes remontent à au moins quatre ans ! Mais pendant tout ce temps Moucharraf s'est efforcé de ménager la chèvre et le chou, se contentant de mener une politique très ambiguë à leur égard.
O. G. - De combien de combattants disposent les néo-Talibans pakistanais et sur quels soutiens peuvent-ils compter au sein de la population ?
A. R. - Les Talibans pakistanais contrôlent les zones tribales - FATA - et ils ont très profondément pénétré la société des provinces administrées de la frontière du Nord-Ouest. Ils ont semé le chaos et la peur en lançant de nombreuses attaques terroristes et en coupant les lignes de ravitaillement des convois de l'Otan à destination de l'Afghanistan. Ils ont surtout pris le contrôle de la vallée de Swat. Cette région hautement stratégique, proche du Cachemire indien et de l'Afghanistan, surplombe les plaines du Pendjab qui mènent à Islamabad et à Lahore. La vallée de Swat constitue une prise de guerre considérable pour les Talibans. Ils s'y préparaient depuis trois ans : ils ont épuisé les militaires, attaqué des postes de police, fait reculer l'administration locale et contraint des milliers de personnes à l'exode. Cette conquête est le fruit d'une opération parfaitement planifiée. De leur côté, les autorités n'ont rien compris à leur manoeuvre. L'armée a toujours cru que les Talibans ne chercheraient pas à gagner du terrain. Or ils ont profité de tous les cessez-le-feu pour poursuivre leur expansion. La bataille en cours et la gestion de l'« après-guerre », notamment le retour des réfugiés, seront déterminantes pour le futur proche du Pakistan. Nous verrons si l'armée a tiré les leçons de ses échecs précédents et si l'État est capable de restaurer son autorité.
O. G. - Qui sont les dirigeants des néo-Talibans ? Est-ce le « petit » Baitullah Mehsud (1) ?
A. R. - En effet, Mehsud est leur principal dirigeant. En 2007, il est parvenu à fédérer plusieurs milices tribales sous la bannière du Tehrik-e-taliban. C'est un proche allié d'Al-Qaïda et des Talibans afghans. Il est impliqué dans la plupart des attentats suicides qui ont endeuillé le Pakistan ces deux dernières années, dont celui perpétré contre Benazir Bhutto. Dans les FATA, il existe une Choura, un conseil qui réunit les chefs tribaux. On estime qu'environ 40 groupes extrémistes fournissent le gros des troupes des Talibans pakistanais. Ils ont forgé une alliance qui comprend le mouvement de Maulana Fazlullah, un ancien opérateur de remontée mécanique dans la vallée de Swat. Des groupes qui combattaient précédemment dans le Cachemire ont, eux aussi, fait allégeance aux Talibans ainsi que plusieurs mouvements actifs au Pendjab et à Karachi, dans le Sind. Depuis 2001, ces groupes extrémistes ont assassiné des Américains au Pakistan et s'en sont pris à des objectifs en territoire indien, comme à Bombay l'automne dernier. Ils agissent de manière coordonnée, selon une stratégie élaborée en commun.
O. G. - Concrètement, quel est leur modus operandi ? Où se retrouvent-ils ? …