Entretien avec
Moutabar Tadjibaeva
par
Natalia Rutkevich, journaliste indépendante, spécialiste de l'espace post-soviétique.
n° 124 - Été 2009
Natalia Rutkevich - Plus de quatre ans après les événements d'Andijan, ce drame fait toujours l'objet d'interprétations contradictoires. D'après les informations dont vous disposez, s'est-il agi d'un rassemblement démocratique ou d'un assaut islamiste ? Moutabar Tadjibaeva - J'ai recueilli un grand nombre de documents et de témoignages concernant les événements du 13 mai 2005 et je peux vous dire avec une certitude absolue que la version des autorités - à savoir qu'il s'est agi d'une attaque terroriste, conçue et réalisée par quelque mystérieux groupe islamiste - est un mensonge total. La manifestation d'Andijan a été une action de protestation de la population contre la corruption et, plus généralement, contre une situation sociale et économique désastreuse. Un rassemblement pacifique dont le pouvoir a pris prétexte pour commettre un massacre et donner un tour de vis supplémentaire à la société. N. R. - Dans quel contexte cette tragédie s'est-elle produite ? M. T. - Pour le comprendre, il faut remonter à l'année précédente. En 2004, Kobeljon Abidov, le chef de l'administration locale d'Andijan, a été démis de ses fonctions et s'est vu interdire toute activité publique. Le plus probable, c'est qu'on ait dit à Karimov qu'Abidov avait des vues sur le fauteuil présidentiel... Il est vrai qu'Abidov pouvait faire valoir ses excellents états de service : il collaborait efficacement avec les entrepreneurs de la région, il avait fait construire des routes, des écoles, etc. Il avait même été décoré à plusieurs reprises par le gouvernement. Or dans un pays comme le nôtre, les dirigeants locaux ne doivent surtout pas se montrer trop efficaces : le président n'aime pas les têtes qui dépassent. Quoi qu'il en soit, Abidov a été remplacé par un homme dévoué à Karimov, Saïdoullo Begaliev. Ce dernier a immédiatement décidé de faire preuve d'autorité et a fait arrêter les anciens partisans d'Abidov, qui se trouvaient surtout parmi les chefs des grandes et moyennes entreprises. Il a donc fait incarcérer vingt-trois hommes d'affaires, sous l'accusation d'appartenance au groupe extrémiste Akromiya (6). Il faut savoir que ces businessmen étaient des hommes très respectés dans la région : leurs entreprises employaient plusieurs centaines d'Andijanais. À la suite de leur arrestation, l'activité de ces entreprises s'est interrompue, des centaines de personnes sont restées sans emploi, et leurs familles ont perdu toute ressource. N. R. - Ces hommes ont-ils été arrêtés seulement parce qu'ils étaient proches d'Abidov ? M. T. - Pas seulement. Si le gouvernement a décidé de se débarrasser d'eux, c'est aussi parce que la population leur vouait un grand respect. D'ailleurs, quand leur procès a commencé, en février 2005, il y a eu des manifestations de mécontentement dans la société. Des rassemblements pacifiques ont été organisés sous les fenêtres du tribunal. Le 25 mars, un groupe d'Andijanais a adressé au président Karimov une lettre lui demandant de mettre fin aux poursuites visant les hommes d'affaires incarcérés. Ne recevant pas de réponse, ces gens se sont adressés à moi, puisque j'étais la responsable d'une influente organisation sociale. En avril, j'ai envoyé à tous les principaux dirigeants politiques, ainsi qu'aux grands médias du pays, des télégrammes contenant une pétition signée de 350 personnes. Je voulais leur faire comprendre que le mécontentement de la population ne cessait de croître et que la situation était de plus en plus tendue. Comme vous le voyez, nous avons joué franc-jeu : si, comme le prétend le régime, les événements de mai ont été un acte terroriste planifié à l'avance, pourquoi aurions-nous prévenu les autorités de sa préparation ? N. R. - Vous dites que les manifestations ont été pacifiques. Mais chacun s'accorde à dire que, le 12 mai, des hommes armés se sont emparés de la prison, de plusieurs commissariats de police, de deux garnisons militaires ainsi que de bâtiments administratifs... M. T. - J'ai moi-même passé un certain temps derrière les barreaux et je sais ce qu'est une prison en Ouzbékistan. S'emparer d'un tel bâtiment n'est pas chose aisée, croyez-moi ! La vérité, c'est que tout s'est passé selon un scénario que le gouvernement avait pensé dans les moindres détails. En temps normal, l'entrée de la prison d'Andijan est protégée par plusieurs blocs de béton pesant des tonnes. Or quelques semaines avant les événements, des grues sont arrivées et ont enlevé ces protections. Comme si le pouvoir voulait faciliter l'accès à la prison. Et le 12 mai, le soir où le bâtiment a été pris d'assaut, il n'y avait sur place que sept gardes, ce qui est impensable. Ce n'est pas tout : les Andijanais qui ont été témoins de l'attaque de la prison, ainsi que les gardes eux-mêmes, ont déclaré que les assaillants étaient des inconnus, certainement pas originaires de la ville, puisqu'ils parlaient non pas avec l'accent local mais avec un accent tadjik. C'est l'évidence : contrairement à ce que prétend le pouvoir, ces hommes n'étaient pas des proches des accusés. Dernière chose : au cours de mes discussions avec de nombreux témoins, j'ai découvert que les leaders du mouvement de protestation ont commencé à être arrêtés quelques jours avant les événements du 12 et du 13 mai, c'est-à-dire à un moment où rien d'illégal ne s'était encore produit. Ma conviction, c'est que la prison a été prise non pas par une foule déchaînée, mais par des individus travaillant pour le gouvernement. N. R. - Pourquoi le pouvoir se serait-il donné tant de peine ? M. T. - Le président et son entourage avaient besoin des événements d'Andijan pour semer l'effroi et en finir avec les contestataires. Le gouvernement a profité du mécontentement populaire pour mettre en place cette provocation et présenter tous ceux qui le critiquent comme de redoutables islamistes désireux de provoquer un coup d'État. Je sais de quoi je parle : je dispose de preuves. J'ai en ma possession des documents signés par des représentants des forces de l'ordre et du parquet, et j'ai bien l'intention de les publier. N. R. - Savez-vous quel a été le bilan humain de la tragédie ? Le pouvoir affirme avoir éliminé 187 terroristes tandis …
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