Entretien avec
Pavel Astakhov
par
Galia Ackerman, journaliste, spécialiste de la Russie et du monde post-soviétique
n° 124 - Été 2009
Galia Ackerman - Grand avocat, vous avez créé un genre inédit en Russie : les « romans d'avocat ». Dans les trois premiers romans, vous dévoilez, chaque fois, tout un pan de la réalité russe. Dans Le Raider, vous racontez l'histoire d'une mainmise hostile sur une entreprise ayant appartenu, à l'époque soviétique, au complexe militaro-industriel. Bien sûr, cette mainmise n'est possible que grâce aux relations des raiders (et de leur commanditaire) avec différents échelons du pouvoir, y compris des personnalités haut placées. À quel point ce roman s'inspire-t-il de faits réels ? Pavel Astakhov - Lorsque je me suis inscrit au barreau de Moscou, en 1993, plusieurs personnes m'ont demandé si je n'avais pas peur de m'occuper d'affaires politiques. Ces questions m'étonnaient. Naïvement, je croyais que l'avocat se trouvait en dehors du champ politique et qu'il ne s'occupait que de questions relatives au droit ! Mais dans la Russie actuelle, tout est politique. Et le business ne déroge pas à la règle, comme j'allais rapidement m'en apercevoir... J'ai défendu un certain nombre de victimes de raiders. Dans toutes ces affaires, j'ai toujours été du côté des victimes. Pour une raison simple : je suis convaincu qu'un avocat ne doit pas participer aux attaques des raiders. Il est vrai que tout le monde n'est pas de cet avis et que certains de mes confrères les aident à mener leurs assauts. Il faut quand même comprendre une chose : cette pratique n'est pas un phénomène isolé qui existerait en tant que tel. Elle se nourrit de la faiblesse de notre système judiciaire. Il est aisé de s'emparer d'une entreprise quand les tribunaux sont faibles, quand les représentants de la justice sont prêts à « s'entendre » avec les raiders contre espèces sonnantes et trébuchantes, quand la corruption règne dans la société. La corruption est, en effet, un véritable bouillon de culture pour ces vautours. Dans un tel système, au lieu de créer une entreprise et de la développer, vous pouvez simplement vous emparer d'une entreprise florissante en ne déboursant que le prix nécessaire à la rétribution des raiders et de ceux qui les couvrent. Dès que vous mettez les choses en branle, l'entreprise convoitée commence à avoir de gros problèmes : des fonctionnaires véreux du ministère de la Justice ouvriront à son encontre des enquêtes pour toutes sortes d'abus et de violations de la loi, confisqueront toute la documentation, organiseront des contrôles musclés dans ses locaux, etc. Toutes ces actions auront l'air parfaitement légal - alors qu'en réalité il s'agira d'un coup monté. G. A. - Qu'est-ce qui vous frappe en particulier chez les raiders ? P. A. - Tout d'abord le fait que ce sont des rapaces omnivores. Pendant la vague des privatisations des années 1990, ils prenaient pour cibles les grandes entreprises comme les compagnies pétrolières, les compagnies spécialisées dans l'extraction et l'énergie, etc. Aujourd'hui, ils ne dédaignent plus les petites boutiques, les magasins d'alimentation, les réseaux de pharmacies, les immeubles d'habitation, les terrains... Dernier exemple en date : le célèbre delphinarium de Moscou - le seul endroit du pays où les visiteurs pouvaient venir admirer des dauphins - a succombé à une attaque de ce type. J'ai participé à la défense des propriétaires mais, pour l'instant, nous n'avons pas eu gain de cause. Malheureusement, comme c'est souvent le cas, les propriétaires qui avaient, en 1995, racheté à l'État cette entreprise qui existe depuis 1984 l'avaient fait sans respecter scrupuleusement la loi car ils étaient mal conseillés. Ils avaient signé de leur propre main des documents dont ils ne comprenaient pas bien la portée. Et en vertu de ces documents que les raiders ont déterrés, ils ont dû céder le delphinarium pour un prix ridicule. La bataille continue. Mais je peux déjà dire que l'attitude des autorités ne nous a pas aidés. La municipalité de Moscou n'a pas bougé le petit doigt pour intervenir. Or quitte à ce que les propriétaires actuels perdent le contrôle de ce lieu, il serait préférable que ce soit la Mairie qui le reprenne, et non des raiders qui vont se débarrasser des dauphins, combler les bassins et construire à la place un hôtel de luxe ou un énorme centre commercial ! G. A. - Que dire de plus sur ces personnages sans foi ni loi ? P. A. - Qu'ils sont féroces ! Par appât du gain, les raiders sont prêts à commettre les pires crimes - assassinats, séquestrations, mutilations... J'ai, hélas, pu m'en convaincre à titre personnel puisque j'ai été l'avocat de bon nombre de leurs victimes. G. A. - Vous avez mentionné l'inertie des autorités face à ces attaques. Pourquoi cette attitude ? P. A. - Pendant des années, les autorités sont restées totalement apathiques face à ce problème. On a commencé à en parler sérieusement il y a seulement cinq ans. La Douma a alors élaboré un paquet de mesures destinées à combattre ce fléau mais l'affaire à traîné, et ce n'est que sous l'impulsion du président Medvedev que le projet a finalement été adopté, en 2008. Or entre-temps, les raiders, qui sont très inventifs, ne sont pas restés les bras croisés. Pendant que la Douma discutait, ils s'adaptaient à ces lois, avant même qu'elles ne soient votées ! De sorte qu'aujourd'hui les mesures en question sont déjà obsolètes. Et les attaques des raiders continuent (1). Pourquoi les pouvoirs publics ont-ils tant tardé ? Pour le comprendre, il faut intégrer le fait que la transition en Russie a été très brutale. Ce qui s'est mis en place dans les années 1990 était un capitalisme sauvage - on ne peut pas l'appeler autrement. Tous les grands hommes d'affaires russes qui ont constitué leur fortune pendant cette décennie l'ont fait en enfreignant la législation. Certains ont été mieux lotis que d'autres ; mais tous - j'insiste sur ce point - ont violé les lois en vigueur. Certains ont fini par le payer ; d'autres, plus proches du pouvoir, ont pu conserver leur empire. Dans ce contexte, du point de vue des autorités, les …
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