Entretien avec
Werner Grossman
par
Jean-Paul Picaper, responsable du bureau allemand de Politique Internationale.
n° 125 - Automne 2009
Jean-Paul Picaper - Comment avez-vous vécu la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989 ? Werner Grossmann - Je me trouvais à mon domicile et j'ai suivi les événements à la télévision. Naturellement, nous n'étions pas informés de ce qui allait se passer, puisque cela s'est produit presque par hasard. J'ai donc passé la soirée chez moi et le ministre Mielke ne s'est même pas aperçu de mon absence. Dans la journée, le Comité central du Parti s'était réuni. Le Bureau politique lui avait soumis un projet visant à réviser la loi sur les voyages à l'étranger. Dans la soirée, lors d'une conférence de presse, le porte-parole du Bureau politique Günter Schabowski (6), avec sa nonchalance habituelle, répondit à la question d'un journaliste que tous les citoyens de la RDA pouvaient sortir du pays « tout de suite » et « sans attendre ». Des milliers de gens se rendirent à la frontière. Les gardes-frontières réagirent avec bon sens : ils ouvrirent les barrières. Vous connaissez la suite... J.-P. P. - Dans la journée, vous étiez-vous rendu à votre bureau, au ministère de la Sûreté d'État ? W. G. - Oui. Après la réunion du Comité central, j'avais assisté à une rencontre entre des responsables du Parti et des chefs du ministère de la Sûreté d'État. Les critiques fusaient. Ce genre de reproches était tout à fait inhabituel en ces lieux. J'ai pris la parole et j'ai rappelé que bon nombre d'informations que nous avions envoyées aux membres du Bureau politique avaient été négligées. Par exemple, nous avions cherché à attirer leur attention sur le recul de l'influence du « mouvement de la paix » dans les pays occidentaux, une force politique proche de nous et sur laquelle nous avions misé. J'avais envoyé un document sur ce sujet à Hermann Axen, membre du Bureau politique chargé de suivre les dossiers afférent au monde capitaliste. Il me l'avait retourné avec ce commentaire : « Qu'est-ce que c'est que ces bêtises ? » Cette information ne lui plaisait pas ; il n'en a donc pas tenu compte ! La direction du Parti et de l'État avait perdu le sens des réalités. C'est ce qui explique, aussi, le fait que nos chefs considéraient toute opposition intérieure comme étant nécessairement téléguidée depuis l'étranger. Dans ces circonstances, vous ne serez pas étonné d'apprendre que mon intervention, ce 9 novembre 1989, n'a guère été applaudie ! J.-P. P. - Vous confirmez donc que la révolution est-allemande de 1989 n'a pas été fomentée par les services occidentaux ? W. G. - Tout à fait. Les services secrets étrangers - que ce soit le BND (7), la CIA ou d'autres organisations - ne disposaient pas de nombreux agents en RDA, et ces agents n'exerçaient pas une grande influence. Je pense pouvoir dire que les services étrangers ne sont jamais intervenus dans cette affaire et se sont contentés de prendre acte de ce qui se passait. Exactement comme nous. J.-P. P. - Ce fut donc une révolte populaire ? W. G. - Les manifestations de 1989, surtout les grandes manifestations de Leipzig, étaient évidemment une révolte du peuple. Pas du peuple en entier, mais d'une grande partie du peuple. J.-P. P. - On a surnommé cette révolte la « révolution pacifique ». Est-ce que, de votre côté, on a envisagé d'écraser ce mouvement par la force ? W. G. - Non. Nous n'y avons absolument pas songé. Employer la force, faire feu sur la population ? Hors de question. Je vous assure que dans les structures armées de la RDA - que ce soit au sein de l'armée, au ministère de l'Intérieur, au ministère de la Sûreté d'État ou encore à la police -, personne n'en a jamais eu l'intention. De toute façon, le pays n'avait pas formé de troupes spécialisées dans la répression des manifestations populaires. À la fin de l'automne 1989, on nous a demandé - à nous autres, membres de la Sûreté d'État - de rendre nos revolvers de service. Nous l'avons fait sans protester. À aucun moment nous n'avons voulu courir le risque de déclencher une guerre civile. J.-P. P. - Pourtant, on a dit que le successeur de Honecker, Egon Krenz, envisageait la « solution chinoise » (8)... W. G. - Y a-t-il eu, au Bureau politique ou au Comité central, des velléités d'envoyer l'armée contre les manifestants ? Je suis incapable de répondre à cette question avec certitude. Je sais, en tout cas, qu'Egon Krenz a dit, devant le Bureau politique, qu'il n'était pas question de tirer sur la foule qui manifestait à Leipzig. J.-P. P. - Votre ancien chef et ami Markus Wolf, qui partageait les idées de Gorbatchev, a tenté de rallier à lui le mouvement contestataire... W. G. - Le 4 novembre 1989, un demi-million de personnes rassemblées sur l'Alexanderplatz, à Berlin, réclamaient la fin du rôle dirigeant du SED, des élections libres, la suppression de la Stasi... Markus Wolf prit la parole à la tribune pour défendre les collaborateurs de la Sûreté d'État. Il demanda qu'on ne condamne pas tout le monde en bloc. Malgré le concert de sifflets et les huées qui accueillirent ses propos, il ne renia pas son passé. Il admit sa coresponsabilité dans les erreurs du régime. Dans le même temps, il exprima son intention de participer à la rénovation. Cet acte de courage et d'honneur lui a valu le respect et l'approbation de tous les collaborateurs de la Sûreté d'État. J.-P. P. - Par la suite, vous avez fait procéder à la destruction des dossiers compromettants... W. G. - C'est vrai, j'ai donné la directive de détruire systématiquement les dossiers. Mes collaborateurs m'en ont demandé la raison, étant donné que le service devait continuer à exister. Devais-je leur dire que je craignais, un jour ou l'autre, une intrusion de protestataires en colère ? La propagande contre la Sûreté d'État, jusque dans nos propres médias, commençait à produire ses effets. Mais je considérais plus dangereux encore que des agents de l'Ouest puissent s'introduire …
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