Les Grands de ce monde s'expriment dans

LA PIEGE DU PETROLE VERT

par la Rédaction de Politique Internationale

Politique Internationale - En octobre 2007, vous avez affirmé que la fabrication de biocarburants était un « crime contre l'humanité » et qu'un « massacre de la faim effroyable » se profilait. Votre position a-t-elle évolué depuis lors ?
Jean Ziegler - Selon la Banque mondiale, 2,2 milliards d'êtres humains vivent dans l'« extrême pauvreté », c'est-à-dire avec moins de 1,25 dollar par jour. La plupart d'entre eux habitent en milieu urbain, dans les bidonvilles de Karachi, les favelas de São Paulo ou les Calampas de Lima. Ils sont donc obligés d'acheter leur nourriture. Or, depuis le début de 2008, les prix des aliments de base - riz, maïs, céréales (qui représentent 70 % des aliments consommés sur terre) - ont littéralement explosé. Depuis, ils ont connu des hauts et des bas mais, sur le long terme, la tendance reste orientée à la hausse.
P. I. - Quelles sont les causes de cette flambée ?
J. Z. - La plus évidente est la transformation d'aliments en biocarburants. Figurez-vous qu'en 2008, aux États-Unis, on a brûlé 138 millions de tonnes de maïs (le tiers de la récolte américaine) ainsi que des dizaines de milliers de tonnes de blé pour fabriquer du bioéthanol et du biodiesel, le tout avec des subventions de l'État !
Ce programme, créé par George Bush, vient d'être reconduit par le président Obama. Des milliards de dollars d'argent public vont de nouveau être versés aux trusts agroalimentaires pour qu'ils produisent des biocarburants. Cela dit, les arguments d'Obama ne sont pas totalement absurdes. En remplaçant l'énergie fossile par l'énergie végétale, on fait coup double, voire triple : on préserve le climat (car leur combustion dégage moins de gaz à effet de serre) et on permet aux centaines de millions de voitures américaines de continuer de rouler sans que les conducteurs respirent de l'air pollué.
Il ne faut pas oublier que les États-Unis restent, de loin, la première puissance industrielle du monde ; et cela, malgré une population - 300 millions d'habitants - relativement réduite. Un quart de tous les biens industriels produits en une année sur terre sont d'origine américaine. La matière première de cette production industrielle est le pétrole. Sur les 20 millions de barils utilisés chaque jour, 8 millions sont produits entre le Texas et l'Alaska et 12 millions sont importés, soit environ 60 %. Or ces gisements se situent dans des régions du monde éminemment instables : le golfe Persique, le Moyen-Orient, le Nigeria, etc. Conséquence : pour protéger leurs sources d'approvisionnement, les États-Unis doivent maintenir une force militaire colossale et extrêmement coûteuse. Ils doivent notamment verser chaque année des milliards à leur gendarme au Moyen-Orient : Israël.
Dans l'esprit d'Obama, les biocarburants sont censés réduire progressivement la dépendance énergétique de son pays vis-à-vis de l'extérieur. Mais quels que soient les arguments américains - je prends l'exemple des États-Unis puisqu'ils sont le premier producteur d'agrocarburants au monde -, les faits sont là : toutes les cinq secondes un enfant de moins de 10 ans meurt de faim ; et, chaque jour, 100 000 personnes meurent de la faim ou de ses suites immédiates. Un milliard d'êtres humains sont en permanence gravement sous-alimentés. Un homme sur six ! Ce sont les chiffres de la FAO. Personne ne les conteste. Le pire, c'est que ce massacre quotidien de la faim a lieu dans l'indifférence générale. Alors, je le redis : dans une telle situation, brûler de la nourriture humaine pour la transformer en agrocarburants relève du crime contre l'humanité.
P. I. - Le président Lula affirme, pour sa part, que le « véritable crime contre l'humanité serait de discréditer a priori les biocarburants et de condamner les pays en manque de nourriture et d'énergie à la dépendance et à l'insécurité ». Que pensez-vous de ce positionnement ?
J. Z. - Le cas brésilien est compliqué. D'une part, c'est vrai, le Brésil a 9 millions d'hectares de terres arables non utilisées. D'autre part, il brûle essentiellement de la canne à sucre et non pas des aliments de base. Je reste néanmoins réservé. Mes critiques n'ont pas plu au président Lula, qui m'a publiquement pris à partie lors de la dernière conférence mondiale alimentaire à Rome.
Plusieurs problèmes sont à considérer.
1) Le Parti des travailleurs ne dispose pas de la majorité au Congrès de Brasilia. Le gouvernement a donc été contraint de nouer des alliances. Il s'est rapproché de la « Bancada rural », un groupe de députés et de sénateurs qui représentent les oligarchies terriennes, notamment sucrières.
2) La politique agricole du gouvernement brésilien est violemment contestée par le Movimento dos trabalhadores rurais sem terra (MST) dont Lula lui-même a été l'un des fondateurs en 1982. Quatre millions de paysans et leurs familles sans terres font partie du MST. Rubens Ricupero (1) parle des « capitanerias eternaïs » - ces « capiteneries éternelles » instaurées par le roi du Portugal au XVIe siècle. En bref : le Brésil n'a jamais connu une réforme agraire digne de ce nom. Le gouvernement brésilien actuel continue de favoriser les latifundiaires de São Paulo et du Mato Grosso, maîtres du soja, et les barons du sucre de Pernambouc, de la Bahia, de l'Alagoas.
Le MST lui reproche de négliger totalement l'agriculture familiale, celle qui pourrait produire les biens vivriers et assurer la souveraineté alimentaire du pays. Le gouvernement préfère exporter du soja, du blé, de l'huile de palme et importer, grâce aux devises ainsi engrangées, de la nourriture étrangère. Avec ce système, la sous-alimentation chronique continue d'affliger des millions de Brésiliens - malgré le système de la « bourse familiale » mis en place par Lula (2).
Dans le Nordeste, les conditions de production de la canne à sucre sont proches de l'esclavage. Un peu moins dans l'État de São Paulo où le terrain permet l'utilisation de machines. Mais, partout, les coupeurs de cannes sont misérables.
P. I. - Le président Lula est allé plus loin : il a exhorté les pays pauvres à se lancer dans les biocarburants !
J. Z. …