Entretien avec
Hubert Védrine, Ancien ministre des Affaires étrangères (1997-2002)
par
la Rédaction de Politique Internationale
n° 125 - Automne 2009
Politique Internationale - L'Europe et les États-Unis ont-ils les mêmes intérêts face à la Russie ? Hubert Védrine - Les mêmes intérêts stratégiques : oui. Idéalement, l'Europe et les États-Unis souhaitent obtenir de la Russie qu'elle devienne un voisin et un partenaire fiable, qui défende ses intérêts légitimes sans recourir à la menace militaire ni au chantage, qui coopère dans les domaines de l'énergie, du désarmement et de la gestion des crises, et qui se modernise progressivement sur les plans économique et politique. Le président Obama a dit à Moscou le 7 juillet dernier : « L'Amérique veut une Russie qui soit forte, pacifique et prospère. » Mais comment y parvenir concrètement ? Et qu'y pouvons-nous de l'extérieur sans retomber dans les illusions américaines et les errements de la période 1992-2000 (Eltsine) ? Que faut-il accepter et que faut-il refuser ? Sur quels points faut-il marquer plus de fermeté envers Moscou ? La réponse à ces questions peut faire surgir des divergences de priorités entre les Européens (notamment entre les anciens et les nouveaux États membres) et entre les Européens et les Américains. Certains voient dans la Russie d'abord un partenaire économique ; d'autres d'abord un péril. Cependant, ces contradictions ne sont pas insurmontables. Les débuts de l'administration Obama fournissent l'occasion de réaliser une harmonisation à deux niveaux (européen, puis atlantique), tant en ce qui concerne la politique énergétique, l'élargissement de l'Otan - dont la nécessité est problématique -, les investissements étrangers que d'autres domaines comme la politique vis-à-vis de l'Iran, de la Chine ou de l'Asie centrale. C'est le moment de mettre en place un partenariat constructif et vigilant entre l'Occident et la Russie. À mon avis, l'administration Obama devrait y parvenir en un an ou deux. Quant à savoir qui, de la Russie ou de l'Europe, est la plus dépendante de l'autre, c'est difficile à dire. Certaines zones d'Europe centrale et orientale sont très dépendantes des oléoducs russes pour leur approvisionnement pétrolier. L'Europe importe également du diesel russe pour son marché automobile. Mais il n'y a pas de dépendance européenne globale envers la Russie sur le plan pétrolier puisque le pétrole se négocie sur le marché mondial. En revanche, la question se pose pour le gaz : un quart du gaz consommé en Europe vient de Russie (mais 40 % du gaz importé), le degré de dépendance variant énormément d'un pays européen à un autre. Inversement, la Russie vend à l'Europe 85 % de son gaz et ne pourrait le vendre totalement ailleurs. Il s'agit donc d'une situation d'interdépendance - d'autant que Moscou a besoin des investissements et des technologies de l'Occident - qui peut évoluer de façon antagoniste ou en partenariat, et être marquée ou non par des crises selon les politiques menées de part et d'autre, notamment par l'UE. Frank-Walter Steinmeier - L'Europe et les États-Unis portent certainement un regard différent sur le monde. Il n'en reste pas moins que l'un comme l'autre ont besoin de la Russie pour trouver ensemble des réponses aux défis globaux. Sur la question nucléaire iranienne, par exemple, l'Europe, les États-Unis et la Russie travaillent en étroite coopération dans le cadre du E3+3. Une stabilisation durable de l'Afghanistan sera également irréalisable sans la Russie. C'est pourquoi je suis heureux que les relations entre les États-Unis et la Russie se soient fondamentalement transformées depuis l'entrée en fonctions de Barack Obama. En tant qu'Européens, nous sommes appelés à profiter activement des chances qui résultent du renouveau de ces relations. P. I. - L'Europe dispose-t-elle des bons instruments pour renforcer la stabilité dans son voisinage immédiat ? H. V. - L'Europe ne dispose que d'une partie des instruments nécessaires à la stabilisation de son voisinage. Elle a eu dans le passé - et elle peut avoir à l'avenir - une influence déterminante sur des pays candidats à l'adhésion et avec lesquels une négociation est en cours : on l'a vu entre 1989 et 2004/2006 avec les douze candidats de l'Europe centrale et orientale. Mais l'Union européenne ne pourra pas s'élargir sans fin, et ces instruments ne pourront pas être utilisés indéfiniment. Au-delà, l'efficacité de sa politique dite de « voisinage », bien intentionnée, est plus problématique. En fait, l'Union européenne a un certain soft power mais pas ou peu de hard power. Ce sont les Américains qui disposent des autres leviers, directement ou via l'Otan, organisation au sein de laquelle les Européens exercent en tant que tels une faible influence. En fait, il faudrait instaurer une coordination stratégique UE/États-Unis (et donc aussi au sein de l'Otan), en particulier pour l'Ukraine et le Caucase. Mais un tel projet suppose une affirmation stratégique de l'Europe et une harmonisation, en amont, des politiques américaine et européenne sur la Russie. F.-W. S. - Nous avons les instruments. Il convient désormais de leur insuffler davantage de vie. Les événements des dix-huit derniers mois - la guerre en Géorgie, l'intervention israélienne dans la bande de Gaza et la crise gazière en Ukraine - ont montré à quel point la stabilité et la sécurité sont importantes dans notre voisinage. Lorsque l'Allemagne a présidé l'UE en 2007, nous nous sommes engagés avec force pour que la politique européenne de voisinage soit approfondie et développée en tant qu'instrument politique. Et nous continuons à faire évoluer cette politique de voisinage avec l'Union pour la Méditerranée et le partenariat oriental. Dans ce cadre, nous ferons progresser ensemble des projets axés sur des besoins régionaux concrets. Par exemple : la promotion des énergies renouvelables et de l'efficacité énergétique dans le Bassin méditerranéen ou le développement des marchés régionaux de l'électricité dans les pays membres du partenariat oriental. P. I. - Concernant l'Asie centrale, voyez-vous l'Europe et la Russie comme des concurrents directs ? H. V. - Oui, à ceci près que la compétition en Asie centrale pour l'accès aux ressources énergétiques des trois principaux producteurs - Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan - oppose aussi l'Europe à la Chine et à la Russie. Moscou veut préserver dans cette zone le rôle pivot des gazoducs et des oléoducs hérités de …
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