Entretien avec
Amartya Sen, Prix Nobel d’économie (1998).
par
Brigitte Adès, chef du bureau britannique de Politique Internationale.
n° 125 - Automne 2009
Brigitte Adès - Certains pays émergents qui ont connu une croissance record n'ont pas su prendre en compte les conséquences sanitaires et sociales du modèle industriel productiviste. Comment établir un meilleur équilibre ? Amartya Sen - Il s'agit tout d'abord de comprendre que le développement ne se résume pas à la simple croissance économique. Le développement consiste aussi à accroître le bien-être des gens et à élargir le champ de leur liberté. C'est ce qu'on appelle le développement humain. Et l'on risque de passer à côté de cet objectif si l'on garde l'oeil rivé sur les seuls indicateurs chiffrés du PIB et du revenu national. Second point que je voudrais souligner : le développement humain peut être rapide même en cas de croissance lente. Des politiques sociales adaptées - en matière de santé, d'éducation, d'environnement - contribuent à améliorer considérablement la qualité de vie des gens, y compris dans un contexte de croissance faible. Ce type de mesure n'est pas hors de portée pour les pays pauvres, au contraire. La mise en place de services sociaux nécessite beaucoup de personnel. Or ces pays possèdent une main-d'oeuvre abondante et bon marché. La Chine, l'État du Kérala en Inde, le Costa Rica, pour ne citer que ceux-là, se sont dotés de systèmes d'enseignement et de soins performants bien avant de prendre leur envol sur le plan économique. Il serait faux de penser que sans la croissance il n'y a pas de développement humain possible. B. A. - Selon vous, peut-on concilier croissance durable et développement humain ? Et quel rôle les gouvernements des pays émergents peuvent-ils jouer dans la recherche de cet équilibre ? A. S. - Tout dépend de ce que les gouvernements font de la croissance. Certains prétendent qu'il ne faut rien faire et qu'il suffit d'attendre. Il est vrai qu'avec la croissance les gens voient leur revenus augmenter, ce qui mécaniquement a pour effet de créer de nouveaux besoins en termes de développement humain. Cet effet est cependant limité pour deux raisons : 1) les hausses de revenus ne concernent que certaines catégories de la population et 2) il n'y a pas de lien direct entre l'augmentation des revenus privés et la demande en équipements sociaux, comme les écoles ou les hôpitaux. B. A. - Comment sortir de ce dilemme ? A. S. - De deux manières : en réduisant les inégalités de revenus et, surtout, en décidant, par des politiques volontaristes, d'affecter les fruits de la croissance au développement humain. Il faut que l'État utilise les ressources générées par la croissance pour construire des hôpitaux, améliorer les services médicaux, augmenter le budget de la santé, développer les écoles, les universités et les transports publics (les chemins de fer et les routes). Habituellement, dans une économie moderne, la croissance permet de remplir plus vite les caisses de l'État qu'elle n'augmente le revenu national. En Inde, par exemple, quand le taux de croissance atteignait 6, 7, 8 ou 9 % par an, les recettes publiques augmentaient de 8, 9, 10 ou 11 %. Il faudrait que ce surcroît de ressources soit orienté vers le développement. Ce qui permettrait, par la même occasion, d'atténuer les disparités de revenus, dans la mesure où celles-ci s'expliquent par des inégalités dans l'accès à l'éducation et aux soins médicaux. B. A. - Quels sont les pays qui privilégient la croissance au détriment du développement humain ? A. S. - Je n'ai pas pour habitude de distribuer les bons et les mauvais points, d'autant qu'on peut faire dire aux chiffres ce que l'on veut ! Je ne répondrai donc pas à votre question. Ce qui est sûr, c'est que la plupart des pays ont du mal à assurer un développement durable à travers des politiques environnementales adaptées. Comment rendre la planète plus vivable et plus sûre tout en préservant les libertés et le bien-être de chacun ? Tel est le défi auquel nous devons répondre. B. A. - Que pensez-vous de la Chine ? Est-il souhaitable qu'elle revoie son modèle de développement ? A. S. - La Chine fait désormais partie du club des gros pollueurs. Les mesures qu'elle a mises en place pour protéger l'environnement restent insuffisantes et il faut qu'elle se penche sur la question plus sérieusement tant au niveau local que global. Mais avant de pointer un doigt accusateur sur Pékin, il faut rappeler que les principaux pollueurs, ceux qui empoisonnent la planète depuis des années pour ne pas dire des siècles, sont les Européens et les Américains. Ce n'est pas de l'histoire ancienne : encore aujourd'hui, les États-Unis et l'Europe se situent très loin devant les autres régions du monde en termes d'émissions de gaz à effet de serre. Bien sûr, la Chine, comme le reste de la planète, doit s'interroger sur sa part de responsabilité dans le réchauffement global et les désastres environnementaux. Il n'en reste pas moins que, dans le cadre d'une politique mondiale de lutte contre le changement climatique, les « vieux pollueurs » doivent eux aussi accepter le principe d'un partage des responsabilités et des coûts. Ils doivent notamment se demander s'ils n'ont pas accaparé une part disproportionnée de ce qu'on appelle les « biens communs ». Ce qui fait cruellement défaut aujourd'hui, c'est un large débat public sur ce que devraient faire les uns et les autres - un débat qui prendrait en compte toutes les données du problème, y compris la lutte contre la pauvreté et la nécessité de partager entre tous le fardeau de la défense de l'environnement. La Chine, l'Inde et le Brésil (ainsi que les « vieux pollueurs ») doivent réfléchir à la place qu'ils laissent aux pays qui n'ont pas encore entamé leur décollage économique, comme la plupart des pays africains et un grand nombre de pays d'Amérique latine et d'Asie. Il faut empêcher que, demain, l'Afrique reproche à la Chine, à l'Inde et au Brésil ce que la Chine, l'Inde et le Brésil reprochent aujourd'hui à l'Europe et aux États-Unis. B. A. - Est-il réaliste d'envisager la mise en place d'un …
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