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CHINE : LE MARTYRE DES OUIGHOURS

À en croire les dirigeants de Pékin, la Chine serait une « nation unie ». La réalité est très éloignée de cet idéal. On connaît bien, en Occident, le destin du Tibet ; mais le cas des Ouighours, tout aussi important, est souvent négligé. Ce peuple turcophone et musulman résidant dans la région du Xinjiang (ouest de la Chine) subit, depuis son incorporation forcée au pays de Mao, en 1949, diverses brimades et humiliations qui provoquent régulièrement des explosions de violence. En juillet dernier, les sanglants événements d'Urumqi (principale ville du Xinjiang) ont rappelé au monde entier que la Chine avait bel et bien un grave problème ouighour.Tout aurait commencé le 5 juillet lors d'une manifestation pacifique dont les initiateurs réclamaient une enquête sur une rixe ethnique survenue dix jours plus tôt au Guangdong au cours de laquelle plusieurs Ouighours avaient trouvé la mort. Le défilé allait rapidement virer à l'émeute. D'après des sources concordantes, l'intervention de l'armée qui s'ensuivit aboutit à un véritable massacre. Des centaines de Ouighours auraient été liquidés. Une chape de plomb - lignes téléphoniques et connexions Internet coupées pendant et après les émeutes, grandes difficultés faites aux étrangers désireux de se rendre sur place - s'est, depuis, abattue sur cette région dont seules de rares informations nous parviennent.
Il ne s'agissait là que de la dernière expression du rejet, par les Ouighours, de la sinisation qui leur est imposée. Un court rappel de leur histoire s'impose.
À l'origine, ces nomades de Mongolie ont régné sur un empire centre-asiatique important (de 744 à 840 après J.-C.). Sous l'influence de nombreuses ethnies turques, ils furent islamisés aux alentours du Xe siècle. Par la suite, en 1209, l'État ouighour de la zone Toufan-Urumqi s'est soumis à Gengis Khan et est resté sous la coupe de l'Empire mongol jusqu'à l'implosion de celui-ci. Dans les années 1750, c'est la dynastie mandchoue des Qing qui réussit à s'emparer de leur territoire. Cependant, les Ouighours n'ont jamais cessé de se rebeller. Entre 1865 et 1867, ils réussirent même à instaurer un éphémère État indépendant. Mais l'empire mandchou reprit le contrôle de la région dès 1876.
Lors de la chute de la dynastie Qing en 1912, le Xinjiang (terme forgé en 1884 et signifiant « nouveau territoire », auquel les Ouighours préfèrent la formule « Turkestan oriental ») est officiellement passé sous la coupe de la Chine nationaliste. Les Ouighours ont alors cherché à secouer le joug des Han et sont parvenus, à deux reprises, à créer des républiques indépendantes qu'ils nommèrent Turkestan oriental. La première a existé de novembre 1933 à février 1934, la seconde de 1944 à 1949. Cette dernière, pilotée en sous-main par l'URSS, a été attribuée à la Chine communiste en 1949 dans le cadre d'un grand marchandage entre Pékin et Moscou. Les Ouighours se retrouvaient ainsi coupés des autres peuples turcophones et musulmans d'Asie centrale.
Depuis 1949, les tensions n'ont pas cessé : alors que la population han ne cesse de croître au Xinjiang, de nombreux Ouighours dénoncent ce qu'ils appellent un « génocide culturel ». La colonisation a, en effet, été systématique : si les Han représentaient 6,7 % de la population de la région en 1949, ils sont 40 % aujourd'hui, soit 7 millions d'habitants sur 18,5 millions. Et ce sont bien les Han qui exercent la réalité du pouvoir politique et économique dans la « région autonome du Xinjiang ». Quant à la « discrimination positive » censée avantager les minorités, elle n'est qu'un leurre : les emplois vont le plus souvent aux Han, y compris aux nouveaux migrants. Les tensions entre les deux communautés n'ont fait que s'exacerber ces dernières années.
Longtemps, les Ouighours ont souffert de ne pas avoir un leader comparable au Dalaï-Lama, capable de promouvoir leur cause sur la scène internationale. Mais les choses ont changé avec l'émergence de Rebiya Kadeer. Née en 1947 dans une famille pauvre, ses capacités entrepreneuriales lui ont d'abord attiré des ennuis. Parce qu'elle vendait des vêtements qu'elle fabriquait elle-même, elle a été accusée de « capitalisme » et a dû se séparer de son premier mari, fonctionnaire, pour lui éviter de perdre son emploi. Remariée en 1981 avec un universitaire, elle a continué à exploiter son talent de femme d'affaires, cette fois avec la bénédiction de Pékin suite à la conversion du Parti communiste chinois à l'« économie socialiste de marché ». Dans les années 1990, elle s'est retrouvée à la tête d'un véritable empire comportant un gigantesque centre commercial à Urumqi et des intérêts non seulement en Chine, mais également en Russie et au Kazakhstan.
Mme Kadeer ne s'est pas contentée d'être une femme d'affaires soutenue par le régime ; elle a créé une association visant à aider les femmes ouighoures à fonder leur propre entreprise. Ses critiques à l'égard des répressions au Xinjiang allaient entraîner sa chute et son emprisonnement en 1999 pour « mise en danger de la sécurité d'État ». Les pressions internationales, en particulier américaines, ont permis sa libération en 2005, officiellement pour raisons médicales. Depuis, cette femme énergique est installée à Washington. Il semblerait que, depuis cette expatriation, Pékin joue un jeu subtil face à Rebiya Kadeer : des membres de sa famille de même que quelques-uns de ses actifs se trouvent encore au Xinjiang ; on n'est donc pas, à première vue, dans une situation de répression complète. Mais cela permet aux autorités chinoises de faire monter la pression contre la nationaliste ouighoure en cas de besoin... On l'a vu après les tensions de juillet, quand un frère, un fils et une fille de Rebiya Kadeer sont passés sur CCTV (« Télévision centrale de Chine ») afin de la dénoncer comme la principale instigatrice des événements.
Porte-parole incontestée de son peuple, Mme Kadeer, dont deux fils sont emprisonnés en Chine, voyage inlassablement dans le monde entier afin de sensibiliser l'opinion publique internationale au sort des siens. Que l'on soit d'accord ou non avec ses idées est bien moins important que de comprendre ce qu'elle représente : un peuple qui refuse de se soumettre et qui voit avec horreur la lente disparition des minorités tibétaines et mongoles à l'intérieur de la Chine. Pékin veut conserver l'unité chinoise, essentielle pour faire du pays la grande puissance du XXIe siècle. Et la révolte du peuple ouighour contre l'injustice du système chinois à son égard est vécue comme un impératif de survie pour ces turcophones musulmans. Ces deux causes non négociables feront du Xinjiang le centre de bien des tensions dans les années à venir...
Didier Chaudet Laure Mandeville - Madame Kadeer, vous êtes devenue le symbole de la cause nationale des Ouighours. Quand avez-vous pris conscience de votre identité ? Comment êtes-vous parvenue à incarner le combat de votre peuple ?
Rebiya Kadeer - Je ne me suis jamais sentie citoyenne chinoise. Pour une raison simple : mes parents m'ont toujours dit que j'étais ouighoure, pas chinoise. Ils m'ont expliqué, à moi comme à mes frères et soeurs, que notre terre était occupée par la Chine et que nous n'avions aucun lien avec cette dernière. Le plus important, c'est qu'ils m'ont élevée dans le respect et la connaissance des héros de notre nation. Et puis, il faut savoir qu'à l'âge de treize ans j'ai vu débouler le malheur. La tragédie est arrivée dans nos beaux villages quand le pouvoir chinois a confisqué une partie de nos terres et de nos maisons. J'ai assisté à ces scènes dramatiques et je me suis mise à espérer que quelqu'un viendrait un jour nous sauver. Je passais le plus clair de mon temps à lire des livres et des romans mettant en scène des héros patriotiques qui délivraient leur peuple de la servitude, en particulier de nombreux romans français et russes. Ces ouvrages m'inspiraient. Consciemment ou inconsciemment, j'imagine que je cherchais déjà mon propre chemin à travers ces livres. Je me souviens d'un film albanais qui m'a beaucoup marquée. Le héros disait : il ne faut jamais se soumettre. Une autre histoire, ouighoure celle-là, racontait la destinée d'une femme qui se battait pour son peuple pendant l'occupation mandchoue et mongole. Mon père vantait auprès de moi les valeurs de courage, de liberté et de patriotisme que je découvrais dans les livres et dans les films. Je ne savais pas encore ce que j'allais faire. Mais je savais que je devrais sauver mon peuple.
L. M. - Vous parlez de la tragédie qui s'est abattue sur votre village pendant votre enfance. À quelle époque ces événements se sont-ils produits et de quoi s'agissait-il exactement ?
R. K. - Dans mes souvenirs, il s'agit de la période qui s'étend de 1954 à 1960. À cette époque, les autorités chinoises ont lancé une grande campagne de répression. De nombreux Ouighours ont été forcés de quitter leurs maisons et de partir vers d'autres campagnes beaucoup moins riches et moins prospères. On a confisqué nos biens et installé à notre place des paysans chinois pauvres. Parfois, nous avons dû partager nos maisons avec eux. La raison invoquée était primitive : vous êtes des capitalistes, vous vous êtes enrichis sur le dos du peuple, à présent vous devez partager.
L. M. - Mais ce type d'expropriation et de collectivisation des terres s'est produit partout dans les pays communistes. Les paysans chinois aisés en ont également fait les frais...
R. K. - Oui, sauf que les Ouighours pauvres, eux, n'ont profité de rien ! On a employé l'accusation de « capitalisme » pour priver les Ouighours de leurs terres et de leurs richesses et installer des Chinois …