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ETATS-UNIS : LE GRAND RETOUR DU CAPITALISME INDUSTRIEL ?

Diplômé de l'Université de Yale, Edmund Phelps s'est fait connaître en développant la notion de « taux de chômage naturel » et en montrant dans quelles circonstances les forces du marché pouvaient conduire à s'en écarter. À partir des années 1990, à la suite de l'effondrement des économies de l'Europe de l'Est et de l'Union soviétique, il s'est spécialisé dans l'étude des systèmes économiques, s'efforçant de dégager les facteurs fondamentaux du capitalisme et de l'économie de marché. Edmund Phelps est l'un des économistes américains les plus connus du public européen. Il collabore régulièrement à l'OFCE, l'Observatoire français des conjonctures économiques. À 76 ans, il continue d'enseigner. En 2001, il a fondé un centre très écouté outre-Atlantique, le Center on Capitalism and Society, lequel se montre particulièrement actif depuis le début de la crise. Ses travaux ont été récompensés par le prix Nobel d'économie en 2006.Contrairement à nombre de ses collègues américains, Edmund Phelps ne nourrit aucun a priori négatif vis-à-vis des modèles sociaux européens. Il n'en critique pas moins le manque de dynamisme de l'Europe continentale. Le secret du succès, selon lui, consiste quasi exclusivement dans la « libre entreprise », le seul système capable de promouvoir des « innovations commercialement réussies ». « Là où le système continental européen réunit des experts pour fixer la norme d'un bien, le capitalisme en autorise le lancement sous toutes les versions », ironise-t-il.
Souvent présenté comme un membre éminent de l'école néokeynésienne, il n'a pourtant aucun complexe à se référer à Friedrich Hayek, autre prix Nobel (1974), un « ultralibéral », dont il loue la théorie moderne du dynamisme économique. Dans cette interview exceptionnelle, il aborde tous les aspects de la crise, depuis l'irresponsabilité de la politique monétaire d'Alan Greenspan jusqu'à la réforme du système bancaire américain, et propose ses propres solutions pour sortir de l'ornière.
J.-P. R. Jean-Pierre Robin - Quelles sont, selon vous, les spécificités de la crise de 2008-2009 ?
Edmund Phelps - Ce n'est pas la première bulle immobilière et financière qui éclate. Mais c'est la première fois, depuis les années 1930, que le phénomène revêt une telle ampleur : une très large part du secteur financier et bancaire a été touchée par la chute de la valeur des actifs. L'étendue des dégâts s'explique par le montant faramineux des dettes contractées par les banques et par la très grande sophistication des produits financiers.
C'est également la première crise véritablement mondiale, bien plus que ne l'avait été la Grande Dépression des années 1930. En Europe et en Asie, l'onde de choc a été ressentie très rapidement en raison même de la globalisation des marchés financiers. En temps normal, ces pays auraient cherché à compenser l'effet défavorable de la crise américaine en abaissant leurs propres taux d'intérêt. Or c'est exactement l'inverse qui s'est produit : les primes de risque ont partout augmenté brutalement, ce qui a rendu le crédit plus rare.
J.-P. R. - S'agit-il d'une crise des marchés eux-mêmes ou d'une crise de la gouvernance des États chargés de fixer les règles du jeu ?
E. P. - Il y a eu, à l'évidence, une défaillance de la gouvernance nationale aux États-Unis et au Royaume-Uni. En Europe continentale, aussi, la régulation a été prise en défaut. C'est ce qui explique qu'on découvre chaque jour des zones d'ombre dans les bilans des banques allemandes. On a trop compté sur les vertus du « laisser-faire » et oublié que le capitalisme ne peut fonctionner correctement sans réglementations.
J.-P. R. - Les banques et leurs traders sont accusés d'avoir pris des risques inconsidérés. Pourquoi les conseils d'administration, et notamment leurs grands actionnaires, ont-ils manqué à ce point de vigilance vis-à-vis de leurs collaborateurs ?
E. P. - Vous mettez le doigt sur une question cruciale. Une entreprise dont le capital est détenu par un grand nombre de petits actionnaires est généralement moins bien gérée que si elle est aux mains d'un petit nombre de gros actionnaires. Personne n'est en mesure de faire réellement entendre sa voix, car personne ne dispose du poids nécessaire. Dans un cas comme celui-là, il serait préférable de mettre en place ce que vous appelez en français des « noyaux durs » de grands actionnaires - de préférence compétents - pour lesquels le sort de l'entreprise représente un enjeu important. C'est la garantie d'une gestion plus rigoureuse. Aux États-Unis, dans la première moitié du XXe siècle, les banques étaient tenues par des propriétaires privés. Pour améliorer la gouvernance, on devrait peut-être revenir à ce système de private equity. On devrait aussi revenir à des structures plus simples. Citigroup, par exemple, était composé de 67 branches différentes. Résultat : les dirigeants se sont révélés incapables de maîtriser la complexité de leur propre maison !
J.-P. R. - À un autre niveau, comment expliquez-vous que les ménages américains se soient endettés de façon aussi excessive ? …