Les Grands de ce monde s'expriment dans

UNE CRISE POST-MODERNE

L'implosion de 2006-2010 suscite un singulier débat qui tend à exclure toute mise en perspective philosophique et historique : la parole est aux experts et à eux seuls, la discussion se veut purement opérationnelle et pragmatique, elle se revendique d'emblée désidéologisée. Le règne de l'économiste-roi
Les deux retournements décisifs de la seconde moitié du XXe siècle - la chute de l'empire soviétique et le choix de l'économie de marché par la dictature chinoise - semblent livrer le nouveau siècle au règne de l'économiste-roi. Pourtant, si le marxisme perd malgré lui ses prétentions à transformer le monde (hors les cafétérias des facultés et les boutiques de T-shirts), l'heure de la fameuse « fin des idéologies » n'a pas sonné. Il y a simplement passage de relais : au philosophe-roi hégéliano-léniniste succède le cartel des experts délivrant le fin mot d'une crise générale et universelle.
Les lumières, les obscurités et les altercations philosophiques ou religieuses semblent en effet peu à même d'éclairer le tohu-bohu actuel, sinon par un vain « je vous l'avais bien dit ». Les récriminations bien-pensantes contre l'appât du gain, ou heideggériennes contre la dévastation technique, ou marxisantes contre l'aliénation et le consumérisme, patinent dans l'éternité du déjà-dit. Pareille impuissance à dépasser de pieuses généralités pour affronter l'actualité dans son hic et nunc laisse le champ libre aux spécialistes pour lesquels la philosophie ne vaut pas une heure de peine. Sauf que celle-là, évacuée par la grande porte, réapparaît en catimini dans l'escalier de service.
Qui peut prétendre que les pères fondateurs de l'économie politique, tant respectés par nos pragmatiques, s'abstiennent d'une méditation philosophique ? Adam Smith ne saurait être réduit à l'apologie de la « main invisible », qu'il a du reste critiquée. Keynes, curieux de tout, échappe au mono-idéisme des néo-keynésiens. Marx ne se résume pas à la soupe anticapitaliste de ses dévots. Quant à Hayek, ne vous en déplaise, il se réclame explicitement d'Aristote, de Hume et de Kant. Rien là pour justifier l'analphabétisme philosophique qui assure la fermeture et la suffisance de la « science économique » dominante, laquelle se contente de focaliser sur les erreurs techniques des gestionnaires : abus de la « titrisation » et du « leverage », abandon des normes prudentielles issues de la crise de 1930, etc. Réciproquement, des mesures non moins techniques sont censées stopper l'ébranlement systémique. Lesquelles ? On en discute sans fin, les écoles s'affrontent, mais présupposent toutes qu'à des défaillances purement financières et économiques s'imposent des remèdes purement économiques : nous avons été pris au dépourvu, nous ferons mieux la prochaine fois, tout pouvoir aux experts.
Parfois, pourtant, affleure comme un remords. Lorsque le récent prix Nobel d'économie Paul Krugman évoque un « panglossisme » général, force nous est d'interroger l'esprit - la doxa - qui nous a précipités quasi unanimement dans les erreurs « techniques » qu'après coup nos savants ont tant de facilité à repérer. Pourquoi pas avant ? Pourquoi avoir foncé tête baissée, sinon parce qu'ils croyaient avec Pangloss exister dans le meilleur …