Entretien avec
Pavel Felgengauer
par
Galia Ackerman, journaliste, spécialiste de la Russie et du monde post-soviétique
n° 126 - Hiver 2010
Galia Ackerman - Guerre russo-géorgienne en août 2008 ; proclamation de l'indépendance de l'Ossétie du Nord et de l'Abkhazie ; instabilité constante en Tchétchénie, mais aussi en Ingouchie ou au Daghestan... Le Caucase du Nord apparaît comme une zone plus explosive que jamais. En tant qu'expert militaire, quel regard portez-vous sur la situation actuelle dans cette véritable poudrière ? Pavel Felgengauer - Pour comprendre à quel point le Caucase du Nord est une région stratégique, il suffit de regarder la carte : il est bordé d'un côté par la mer Caspienne, si riche en hydrocarbures, et de l'autre par la mer Noire, qui s'ouvre sur la Turquie et les pays de l'Union européenne. Par surcroît, il est frontalier de la Géorgie, à laquelle la Russie vient de livrer une guerre ; et la Crimée, cette région ukrainienne sur laquelle le Kremlin a des vues, n'est pas loin. Ce n'est pas tout : à l'intérieur même du Caucase du Nord, des combats sont menés en permanence. Il ne s'agit pas encore de conflits de haute intensité ; mais l'armée russe y conduit sans relâche des opérations visant les maquis locaux (1). C'est pourquoi Moscou a récemment institué, dans cette région, un commandement opérationnel - une instance à laquelle ont été subordonnées la flotte de la mer Noire et celle de la Caspienne. C'est un véritable groupe de choc qui est en train d'être mis en place. Il n'y a là rien d'étonnant : l'essentiel des efforts militaires russes est pointé en direction du sud. G. A. - L'été dernier, la Russie a effectué d'impressionnantes manoeuvres militaires dans cette zone... P. F. - De telles manoeuvres ont lieu chaque année, mais les dernières en date répondaient à un but spécifique : il s'agissait d'appliquer les résultats déjà obtenus de la réforme militaire en cours. La grande nouveauté, c'est que des « brigades lourdes d'intervention rapide » nouvellement créées ont pris part à ces exercices. On a également essayé de mettre en oeuvre, pour la première fois, un système moderne de commandment control : des informations étaient envoyées à l'état-major depuis les « champs de bataille » ; elles arrivaient directement sur les écrans du commandement, ce qui permettait à celui-ci de donner immédiatement des ordres que les troupes sur le terrain étaient censées recevoir en temps réel. Comme il s'agit d'un nouveau système de haute technologie, c'est le chef d'état-major en personne, le général Makarov, qui a dirigé ces manoeuvres, ce qui est fort inhabituel. Le problème, c'est que, selon certaines publications militaires, ce nouveau système n'a pas été performant. Le « pipeline de l'information », qui est l'un des objectifs de la réforme, n'est pas encore prêt à l'emploi. Un mot sur cette formule : en Occident, on appelle ce système « autoroute de l'information » ; mais, chez nous, les routes sont mauvaises ; d'où notre préférence nationale pour les pipelines ! Pour résumer, l'armée russe veut instaurer un système d'information unifié, comme chez les Américains, par exemple ; mais on est loin du compte, car les possibilités techniques de notre armée sont limitées. Elle n'est tout simplement pas équipée en terminaux performants. G. A. - Nous allons parler de façon plus détaillée de la réforme militaire ; mais j'aimerais d'abord connaître votre opinion sur la déstabilisation croissante au sein même du Caucase du Nord. Plusieurs attentats terroristes sont commis chaque semaine, essentiellement en Ingouchie, en Tchétchénie et au Daghestan. Où les boïeviki (les combattants insurgés) prennent-ils les armes ? P. F. - N'oubliez pas que, depuis les années 1990, il y a énormément d'armes en circulation dans le Caucase du Nord. À l'époque soviétique, une garnison importante était stationnée en Tchétchénie. Plus tard, tous les entrepôts d'armes que possédait cette garnison sont passés aux mains des boïeviki. Une grande partie de ces armes a été écoulée. Il y avait un célèbre marché d'armes près de Grozny où l'on pouvait tout acheter, mais ce n'était pas le seul marché de ce type... En outre, je suppose que des armes et des explosifs continuent d'arriver dans la région. Pour ce qui est de leur modus operandi, les combattants islamistes se servent souvent d'obus ou de mines non explosées pour confectionner leurs bombes artisanales - des bombes qu'ils emploient, en particulier, dans des attentats-suicides. Quant à la puissante explosion survenue à Nazran, en août 2009, on y a utilisé de l'ammonitrate, qui est un engrais - donc un produit non militaire. De toute façon, il est facile de se procurer des armes dans le Caucase. Les autorités russes n'ont pas réussi à éradiquer le marché clandestin des armements. Elles ont même lancé un appel aux citoyens, leur demandant de rendre les armes ou les explosifs en leur possession. Certains individus ont gagné une belle somme d'argent en restituant leurs stocks ! Quoi qu'il en soit, les boïeviki demeurent bien pourvus. Il est même assez courant que des officiers russes véreux leur vendent des armes sophistiquées, comme des mines antipersonnel directionnelles. Plusieurs procès ont mis ce phénomène en évidence. G. A. - Comment expliquez-vous cette déstabilisation générale de la situation dans le Caucase du Nord ? P. F. - N'oubliez pas que les républiques autonomes du Caucase du Nord sont constituées d'une mosaïque de peuples. Il faut donc analyser la situation au cas par cas. En Ingouchie, la situation s'est gravement détériorée au cours de ces dernières années. La faute en incombe en grande partie à l'ancien président de cette République, Mourat Ziazikov (en poste de 2002 à 2008). Obnubilé par son enrichissement personnel, il a perdu le contrôle de ce territoire. Son administration était particulièrement corrompue. En plus, comme partout dans le Caucase, les structures de force, locales comme fédérales, s'y livraient à une répression extrêmement cruelle à l'égard des maquisards mais aussi à l'égard de leurs sympathisants supposés. Des centaines de personnes - y compris de nombreux citoyens contre lesquels il n'y avait rien de plus que des soupçons - ont été enlevées et tuées. Les organisations russes des droits de …
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