Entretien avec
Rebiya Kadeer
par
Laure Mandeville, Grand reporter au Figaro
n° 126 - Hiver 2010
Laure Mandeville - Madame Kadeer, vous êtes devenue le symbole de la cause nationale des Ouighours. Quand avez-vous pris conscience de votre identité ? Comment êtes-vous parvenue à incarner le combat de votre peuple ? Rebiya Kadeer - Je ne me suis jamais sentie citoyenne chinoise. Pour une raison simple : mes parents m'ont toujours dit que j'étais ouighoure, pas chinoise. Ils m'ont expliqué, à moi comme à mes frères et soeurs, que notre terre était occupée par la Chine et que nous n'avions aucun lien avec cette dernière. Le plus important, c'est qu'ils m'ont élevée dans le respect et la connaissance des héros de notre nation. Et puis, il faut savoir qu'à l'âge de treize ans j'ai vu débouler le malheur. La tragédie est arrivée dans nos beaux villages quand le pouvoir chinois a confisqué une partie de nos terres et de nos maisons. J'ai assisté à ces scènes dramatiques et je me suis mise à espérer que quelqu'un viendrait un jour nous sauver. Je passais le plus clair de mon temps à lire des livres et des romans mettant en scène des héros patriotiques qui délivraient leur peuple de la servitude, en particulier de nombreux romans français et russes. Ces ouvrages m'inspiraient. Consciemment ou inconsciemment, j'imagine que je cherchais déjà mon propre chemin à travers ces livres. Je me souviens d'un film albanais qui m'a beaucoup marquée. Le héros disait : il ne faut jamais se soumettre. Une autre histoire, ouighoure celle-là, racontait la destinée d'une femme qui se battait pour son peuple pendant l'occupation mandchoue et mongole. Mon père vantait auprès de moi les valeurs de courage, de liberté et de patriotisme que je découvrais dans les livres et dans les films. Je ne savais pas encore ce que j'allais faire. Mais je savais que je devrais sauver mon peuple. L. M. - Vous parlez de la tragédie qui s'est abattue sur votre village pendant votre enfance. À quelle époque ces événements se sont-ils produits et de quoi s'agissait-il exactement ? R. K. - Dans mes souvenirs, il s'agit de la période qui s'étend de 1954 à 1960. À cette époque, les autorités chinoises ont lancé une grande campagne de répression. De nombreux Ouighours ont été forcés de quitter leurs maisons et de partir vers d'autres campagnes beaucoup moins riches et moins prospères. On a confisqué nos biens et installé à notre place des paysans chinois pauvres. Parfois, nous avons dû partager nos maisons avec eux. La raison invoquée était primitive : vous êtes des capitalistes, vous vous êtes enrichis sur le dos du peuple, à présent vous devez partager. L. M. - Mais ce type d'expropriation et de collectivisation des terres s'est produit partout dans les pays communistes. Les paysans chinois aisés en ont également fait les frais... R. K. - Oui, sauf que les Ouighours pauvres, eux, n'ont profité de rien ! On a employé l'accusation de « capitalisme » pour priver les Ouighours de leurs terres et de leurs richesses et installer des Chinois à leur place. Jusque-là, il n'y avait jamais eu de Chinois au Turkestan oriental. La Chine communiste n'a pris le contrôle de notre territoire qu'en 1949. Elle l'a fait non pas par les armes, mais en vertu d'un accord négocié avec Moscou : aux termes de ce « deal », le Kazakhstan, l'Ouzbékistan et le Turkménistan sont restés aux mains de l'URSS. Le Turkestan oriental, lui, est allé à la Chine communiste. Cet arrangement entre Russes et Chinois nous a privés de notre indépendance. Quant aux Occidentaux, ils ont fermé les yeux... L. M. - Y a-t-il eu une résistance ouighoure à l'époque ? R. K. - Voilà soixante ans que nous résistons. Je précise cependant que, au début de l'occupation chinoise, dans les premières années suivant 1949, les choses ne se présentaient pas si mal. Les Chinois avaient proposé une vraie autonomie et ce système a plutôt bien fonctionné. Mais, très vite, au lieu de nous autoriser à mettre pleinement en oeuvre cette autonomie, les communistes au pouvoir à Pékin se sont mis à tuer nos hommes, faisant tout pour empêcher qu'une forme de paix s'installe entre les peuples ouighour et chinois. Nous avons compris que cette autonomie qui nous avait été conférée n'était qu'un morceau de papier sans valeur. L. M. - Résister devait être très difficile puisque la Chine communiste était un pays totalitaire. En quoi consistait la résistance, exactement ? R. K. - Les gens manifestaient, distribuaient des informations... L. M. - Y a-t-il eu une résistance armée ? R. K. - Non, ce n'était pas possible. Nous étions tellement surveillés ! Les gens résistaient en manifestant pacifiquement. Ensuite, ils étaient dispersés et arrêtés. Le pouvoir chinois avait peur de nous. Il promettait des libertés, mais ses promesses ne se concrétisaient jamais. Alors, le cycle manifestations-représailles reprenait de plus belle... L. M. - Sur quoi portaient les revendications ouighoures ? Exigiez-vous l'indépendance ? R. K. - La première chose que le peuple demandait, c'était la paix. Nous voulions qu'on en finisse avec l'arrestation de nos élites, qu'on nous laisse pratiquer notre langue librement, qu'on nous donne la liberté de culte - car nous sommes musulmans. À la fin des années 1970, le pouvoir a accepté d'ouvrir un peu les vannes. Il y a eu un certain progrès aux niveaux économique et culturel. Les Ouighours se sont mis à construire des centres culturels et des mosquées, et un certain nombre sont partis pour l'étranger afin d'étudier. Mais, en 1997, une nouvelle vague de répression s'est abattue sur nous. La pratique religieuse a été restreinte et nos leaders religieux ont été arrêtés. Les gens sont descendus dans la rue pour demander leur libération. Ils ont subi une répression terrible, au nom de la « lutte contre le terrorisme ». Si vous regardez l'histoire des soixante dernières années, vous verrez que, tous les dix ans, le pouvoir chinois s'en prend à une catégorie sociale ouighoure donnée et orchestre une répression féroce à son encontre. Il a d'abord pris pour …
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