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DROITS DE L'HOMME : UNE CAUSE PERDUE ?

Entretien avec Souhayr Belhassen par Natalia Rutkevich, journaliste indépendante, spécialiste de l'espace post-soviétique.

n° 126 - Hiver 2010

Souhayr Belhassen Natalia Rutkevich - Le monde a récemment célébré le vingtième anniversaire de la chute du Mur de Berlin. Cet événement avait soulevé un immense espoir : la chute du camp communiste devait entraîner de grands progrès en matière de droits de l'homme dans tous les pays membres de ce bloc. Ces attentes se sont-elles vérifiées ?
Souhayr Belhassen - Bien sûr, la chute du Mur avait été une grande joie. Mais le plus important pour nous autres défenseurs des droits de l'homme, ce sont les conséquences concrètes de cet événement symbolique. Trois textes fondamentaux ont rapidement été rédigés et ratifiés par la communauté internationale : le Document de Copenhague (1), la Charte de Paris pour une nouvelle Europe (2) et le Document de Moscou (3). Le changement démocratique avait été institutionnalisé en moins de deux ans ! Au niveau des principes, nous avons donc tout lieu d'être satisfaits.
En revanche, pour ce qui est des changements réels, le tableau est très contrasté. Dans les pays d'Europe de l'Est ainsi que dans les trois républiques soviétiques qui ont rejoint l'UE (les pays baltes), la rupture avec le passé est accomplie et irréversible. Mais en Asie centrale, en Biélorussie et en Russie même, de nombreuses pratiques du passé soviétique perdurent, à notre grande déception.
N. R. - Quels sont les principaux maux dont souffrent ces pays ?
S. B. - De mon point de vue, le problème le plus sérieux est l'administration de la justice. Le principe d'« égalité des armes » entre la défense et l'accusation n'est presque jamais respecté. Les procureurs ont, en effet, le droit d'ouvrir et de fermer des enquêtes comme bon leur semble. Les affaires fabriquées de toutes pièces à des fins politiques - ou simplement parce qu'on ne trouve pas le vrai coupable - s'accompagnent souvent de mauvais traitements, voire de tortures. Par ailleurs, dans la majorité de ces pays, la presse est contrôlée et les obstacles à la liberté de rassemblement et d'association sont monnaie courante. Enfin, la montée du racisme, particulièrement frappante en Russie, est un élément très inquiétant. Les meurtres et les agressions racistes se comptent par centaines et les défenseurs des droits des minorités sont eux-mêmes menacés. Le discours à tonalité nationaliste des autorités ne fait qu'envenimer les choses...
N. R. - Comment expliquez-vous cette réticence à la démocratisation et au respect des droits de l'homme dans les pays de l'ex-URSS ?
S. B. - L'empire soviétique n'était pas une formation organique ou naturelle. Il était donc prévisible que son éclatement provoquerait des processus très dangereux. Ne serait-ce que parce que les mesures prises par le Kremlin avaient créé plusieurs véritables bombes à retardement. Les frontières artificiellement dressées au temps de l'URSS ont donné lieu à de violents conflits armés. Je pense à ce qui s'est passé au Haut-Karabakh, en Abkhazie, en Transnistrie... Ces guerres ont laissé des traces profondes dans toutes les sociétés concernées. Or aucune d'entre elles n'a procédé à un vrai travail de mémoire ou de réconciliation. Quant au sort des réfugiés et des personnes déplacées à cause de ces conflits, il n'a toujours pas été résolu, ce qui aggrave la situation.
Le baromètre le plus fiable de la dégradation des processus démocratiques dans ces pays reste l'insécurité croissante dans laquelle doivent vivre les défenseurs des droits de l'homme. En juillet 2009, nous avons perdu en Tchétchénie une collaboratrice et une amie très chère, Natalia Estemirova, enlevée et exécutée comme tant d'autres malheureux dont elle essayait de retrouver les traces ; en Ouzbékistan, neuf membres de notre organisation se trouvent en détention ; et, en août dernier, je n'ai même pas pu obtenir de visa pour la Biélorussie, où je voulais assister à un énième procès visant «Viasna », une organisation membre de la FIDH que les autorités refusent systématiquement d'enregistrer... Cette liste est, hélas, loin d'être exhaustive.
À quoi cette « réticence à la démocratisation » dont vous parlez est-elle due ? L'une des explications principales réside dans le fait que la Russie demeure un pays dominant dans la région, d'un point de vue politique comme économique. Dès qu'il y a quelque chose qui bouge, la Russie est là pour remettre de l'ordre ! Les développements que ce pays a connus ces dix dernières années - durcissement du régime, graves entraves à la liberté de la presse, assassinats politiques, arbitraire des autorités - ont eu de grandes répercussions sur les pays voisins. Last but not least : les dirigeants de la plupart des ex-républiques soviétiques sortent de la matrice moscovite. Ils ont été formés dans le vivier des cadres soviétiques, d'où leur réticence au changement.
N. R. - Comment jugez-vous l'attitude des pays occidentaux face à cette évolution de la Russie et de plusieurs pays de sa zone d'influence ?
S. B. - Chacun sait bien que, malgré les grandes déclarations, des questions comme la démocratie et le respect des droits de l'homme n'ont jamais dominé les relations entre les grandes puissances. À force de fermer les yeux sur l'évolution de la Russie et de ses voisins, l'Europe et les États-Unis ont laissé les choses se dégrader à un point tel que l'on se retrouve aujourd'hui face à un système d'impunité bien installé et très puissant. Les lamentations de la communauté internationale à propos des assassinats de militants des droits humains, de journalistes indépendants et d'opposants dont la liste ne cesse de s'allonger n'émeuvent guère les dirigeants russes...
N. R. - Où en sont les sociétés civiles de ces pays, d'après vous ?
S. B. - En Russie et dans les autres États membres de la CEI, ces vingt dernières années ont été jalonnées d'étapes très différentes : dans ces pays qui n'avaient jamais connu la démocratie auparavant, l'euphorie de la liberté a cédé la place à une grave crise économique et à la faillite de tous les systèmes sociaux. La démocratie a donc été déconsidérée en tant que telle. Jugez plutôt : en 1991, quand les troupes soviétiques sont entrées en Lituanie afin de « ramener à …