ETATS-UNIS : LE GRAND RETOUR DU CAPITALISME INDUSTRIEL ?
ETATS-UNIS : LE GRAND RETOUR DU CAPITALISME INDUSTRIEL ?
Entretien avec
Edmund Phelps
par
Jean-Pierre Robin, Rédacteur en chef au Figaro
n° 126 - Hiver 2010
Jean-Pierre Robin - Quelles sont, selon vous, les spécificités de la crise de 2008-2009 ? Edmund Phelps - Ce n'est pas la première bulle immobilière et financière qui éclate. Mais c'est la première fois, depuis les années 1930, que le phénomène revêt une telle ampleur : une très large part du secteur financier et bancaire a été touchée par la chute de la valeur des actifs. L'étendue des dégâts s'explique par le montant faramineux des dettes contractées par les banques et par la très grande sophistication des produits financiers. C'est également la première crise véritablement mondiale, bien plus que ne l'avait été la Grande Dépression des années 1930. En Europe et en Asie, l'onde de choc a été ressentie très rapidement en raison même de la globalisation des marchés financiers. En temps normal, ces pays auraient cherché à compenser l'effet défavorable de la crise américaine en abaissant leurs propres taux d'intérêt. Or c'est exactement l'inverse qui s'est produit : les primes de risque ont partout augmenté brutalement, ce qui a rendu le crédit plus rare. J.-P. R. - S'agit-il d'une crise des marchés eux-mêmes ou d'une crise de la gouvernance des États chargés de fixer les règles du jeu ? E. P. - Il y a eu, à l'évidence, une défaillance de la gouvernance nationale aux États-Unis et au Royaume-Uni. En Europe continentale, aussi, la régulation a été prise en défaut. C'est ce qui explique qu'on découvre chaque jour des zones d'ombre dans les bilans des banques allemandes. On a trop compté sur les vertus du « laisser-faire » et oublié que le capitalisme ne peut fonctionner correctement sans réglementations. J.-P. R. - Les banques et leurs traders sont accusés d'avoir pris des risques inconsidérés. Pourquoi les conseils d'administration, et notamment leurs grands actionnaires, ont-ils manqué à ce point de vigilance vis-à-vis de leurs collaborateurs ? E. P. - Vous mettez le doigt sur une question cruciale. Une entreprise dont le capital est détenu par un grand nombre de petits actionnaires est généralement moins bien gérée que si elle est aux mains d'un petit nombre de gros actionnaires. Personne n'est en mesure de faire réellement entendre sa voix, car personne ne dispose du poids nécessaire. Dans un cas comme celui-là, il serait préférable de mettre en place ce que vous appelez en français des « noyaux durs » de grands actionnaires - de préférence compétents - pour lesquels le sort de l'entreprise représente un enjeu important. C'est la garantie d'une gestion plus rigoureuse. Aux États-Unis, dans la première moitié du XXe siècle, les banques étaient tenues par des propriétaires privés. Pour améliorer la gouvernance, on devrait peut-être revenir à ce système de private equity. On devrait aussi revenir à des structures plus simples. Citigroup, par exemple, était composé de 67 branches différentes. Résultat : les dirigeants se sont révélés incapables de maîtriser la complexité de leur propre maison ! J.-P. R. - À un autre niveau, comment expliquez-vous que les ménages américains se soient endettés de façon aussi excessive ? E. P. - La réponse tient en peu de mots : la faiblesse des taux d'intérêt. Le prix de l'argent était tombé à un niveau tellement bas que les ménages n'avaient plus aucune raison d'épargner. Et, malheureusement, le secteur financier encourageait ce comportement. Ainsi que le gouvernement qui, en 1997-1998, puis tout au long de la décennie suivante, a subventionné les emprunts hypothécaires à travers les agences Fannie Mae et Freddie Mac. J.-P. R. - Ben Bernanke, le président de la Fed, a mis en cause la sur-épargne de la Chine qui, selon lui, a contribué à maintenir le prix de l'argent à des niveaux trop bon marché. Êtes-vous d'accord avec cette analyse ? E. P. - Certains experts sont allés jusqu'à calculer que l'excédent d'épargne chinoise aurait conduit à réduire de 80 points de base le niveau du prix de l'argent au niveau mondial. Les taux d'intérêt se sont ainsi établis à 3,2 % en moyenne au lieu de 4 %. Cette explication me semble assez convaincante, d'autant qu'il n'y a pas que la Chine : l'Allemagne et les pays exportateurs de pétrole du Moyen-Orient enregistrent, eux aussi, des excédents considérables. Or ces capitaux, ces surplus d'épargne, se sont placés en grande partie aux États-Unis, qui disposent d'un marché très liquide pour les bons du Trésor et pour tous les instruments de crédit. Cette manne représentait, pour les Américains, une incitation à s'endetter. J.-P. R. - Vous êtes donc d'accord avec Bernanke pour accuser la Chine d'être en partie responsable de l'excès d'endettement des Américains ? E. P. - Oui, mais je ne veux pas non plus disculper la politique monétaire américaine. Alan Greenspan, du temps où il était président de la Fed (2001-2006), a maintenu des taux d'intérêt inhabituellement bas et pendant trop longtemps. J.-P. R. - On a reproché aux administrations de Bill Clinton et de George W. Bush de s'être montrées trop laxistes vis-à-vis des milieux financiers. Sans doute considéraient-elles que ce qui était bon pour Wall Street était nécessairement bon pour l'Amérique. Faut-il craindre qu'Obama se montre, lui aussi, trop conciliant ? E. P. - Face à l'urgence, Barack Obama a dû se concentrer sur la relance de l'économie. Ensuite, sa réforme de l'assurance maladie - qui constituait l'une de ses promesses électorales emblématiques - l'a absorbé pendant de longs mois. Si bien que la réforme du système financier a paru passer au second plan. Mais une telle réforme ne s'improvise pas. Sur un sujet aussi complexe, il faut laisser au Congrès le temps de mener une réflexion approfondie. En tout cas, cette réforme est indispensable. Et il est encore trop tôt pour accuser Wall Street de saboter les efforts du gouvernement. Ne soyons pas cyniques ni défaitistes. Espérons que de vrais changements interviendront. Mais il faudra du temps. J.-P. R. - Que faudrait-il faire pour que le système bancaire et financier américain fonctionne de façon moins « risquée » ? E. P. - Je voudrais que l'on crée, au sein du secteur financier, un …
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