Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'AVENEMENT D'UN NOUVEAU TYPE DE CROISSANCE ?

Entretien avec Henri Guaino, Conseiller spécial du Président de la République par Jean-Pierre Robin, Rédacteur en chef au Figaro

n° 126 - Hiver 2010

Henri Guaino Jean-Pierre Robin - La France a plutôt mieux résisté que les autre pays industrialisés au choc de la récession mondiale. Comment l'expliquez-vous et quelles leçons en tirez-vous ?
Henri Guaino - Ne croyez-vous pas que si les résultats sont meilleurs qu'ailleurs c'est peut-être parce que la gestion de la crise a été bien conduite et parce que aucune erreur grave de politique économique n'a été commise ? Ce que l'on appelle le « modèle français » a aussi joué un rôle d'amortisseur d'autant plus important que les impôts n'ont pas été relevés pour compenser les pertes de recettes. Contrairement au Royaume-Uni où les ménages ont été incités pendant des années à s'endetter fortement à la place de l'État, en France, c'est l'État qui s'est endetté à la place des ménages. Ce n'était pas une situation très saine, mais le fait est que ce système où l'État était très endetté et les ménages très peu endettés a mieux résisté que celui où les ménages étaient surendettés. Lorsque la crise est survenue, toutes les difficultés des ménages anglais se sont pour ainsi dire retrouvées brutalement dans les comptes publics et, en quelques mois la dette publique anglaise a rattrapé la dette publique française.
La leçon, c'est qu'en fin de compte on ne peut pas durablement gérer les finances publiques indépendamment de l'économie et de la société. On ne peut pas bâtir l'amélioration des comptes publics sur la détérioration des comptes des ménages et des entreprises, pas plus que l'on ne peut bâtir durablement la compétitivité de l'économie sur la régression sociale, ni le progrès social sur la ruine des entreprises.
J.-P. R. - Une dette publique élevée et un endettement privé relativement faible : en quoi ce choix est-il révélateur ?
H. G. - Il ne faut pas confondre les comptes publics avec les comptes de la Nation. Quand on agrège les comptes publics - ceux des ménages et ceux des entreprises -, on s'aperçoit qu'en 2008 la France était un pays globalement créancier vis-à-vis du reste du monde (si l'on fait abstraction des encaisses et des dépôts à vue). Le solde consolidé des comptes publics et des comptes privés est positif. Ce qui signifie que nous nous empruntons à nous-mêmes. Nous ne dépendons pas des autres pour boucler nos fins de mois.
Au fond, tous les vieux pays développés font face aux mêmes défis, mais les réponses que chacun y apporte dépendent de son contrat social, de son histoire, de sa culture, de sa démographie... L'Angleterre, comme le dit l'économiste Patrick Artus, a choisi une stratégie de « hedge funds » ; l'Allemagne a misé sur l'industrie des biens d'équipement ; certains pays privilégient les exportations, d'autres la demande interne ; certains choisissent la flexibilité, d'autres la cohésion. Peut-on conclure à la supériorité définitive d'un modèle sur un autre ? Ce n'est pas évident. En fait, chaque modèle se trouve plus ou moins bien adapté aux circonstances.
Ainsi notre modèle social, qui a été fondé au moment des « Trente Glorieuses » pour accompagner l'expansion et le plein-emploi amortit bien les chocs économiques, mais se fragilise quand la croissance ralentit durablement et quand le chômage de masse s'installe. Nous avons commis bien des erreurs de politique économique depuis le premier choc pétrolier et notre modèle s'est déréglé jusqu'à devenir parfois un frein à la croissance. Il nous faut renouer avec la productivité et l'innovation pour retrouver les conditions de l'expansion, pour que notre modèle redevienne vertueux. Il nous faut, en même temps, corriger ses dysfonctionnements pour qu'il contribue de nouveau lui-même à la dynamique de la croissance au lieu de la freiner. Pour cela il faut accroître l'incitation au travail qui était devenue trop faible.
J.-P. R. - Les Français vivent dans un système social très protecteur. Pourtant, selon une enquête d'opinion récente, 50 % d'entre eux n'excluent pas de devenir un jour sans domicile fixe, alors que les SDF représentent à peine 0,16 % de la population... Comment expliquez-vous de telles craintes ?
H. G. - Les calculs de ce genre ne veulent pas dire grand-chose. C'est chez les cadres que le chômage provoque le plus de phénomènes de rupture, avec des dégâts matériels, psychologiques, familiaux souvent considérables. Et pourtant, sur le papier, ils semblent assez bien lotis. On peut perdre beaucoup et même tout perdre sans tomber dans la catégorie SDF. Il faut lire le rapport Stiglitz pour comprendre à quel point les chiffres que nous utilisons reflètent mal la réalité économique et sociale telle qu'elle est vécue. Mais cette réalité, statistiquement imperceptible, n'en mine pas moins la psychologie collective. Notre société est confrontée à un sentiment de précarité croissant qui n'a rien d'irrationnel. Il faut se méfier du calcul des probabilités. Avoir une chance sur dix d'être victime d'un accident bénin, ce n'est pas la même chose que d'avoir une chance sur dix de succomber dans un accident mortel. Le risque de perdre son emploi n'est pas du tout perçu de la même manière selon que le chômage et l'exclusion sont ou non installés durablement et massivement.
J.-P. R. - Est-il plus grave de perdre son emploi en France qu'aux États-Unis, où le marché du travail est plus flexible ?
H. G. - Je ne suis pas sûr que l'Américain qui perd son emploi et sa maison soit tellement plus rassuré. Mais il est vrai que, malgré son caractère protecteur, le système social français n'incite pas pour autant les gens à envisager l'avenir avec sérénité. Car si en France on tombe moins facilement dans le chômage, on en sort plus difficilement que dans un pays comme les États-Unis. Plus de souplesse dans notre marché du travail ne serait pas inutile, mais la solution est d'abord dans une croissance plus forte capable de ramener une situation de quasi-plein-emploi qui rendra le rapport de force sur le marché du travail plus favorable aux salariés. Et la croissance, c'est davantage un problème d'investissement matériel et humain et de revalorisation du travail qu'un problème de pure flexibilité.
J.-P. R. - Comment caractériseriez-vous …