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L'EUROPE ENTRE PUISSANCE MONDIALE ET PUISSANCE REGIONALE

Entretien avec Jean françois Poncet, Sénateur par la Rédaction de Politique Internationale

n° 126 - Hiver 2010

Jean françois Poncet Politique Internationale - Vingt ans après la chute du mur de Berlin, peut-on dire que l'Allemagne a réussi sa double réunification, politique et économique ?
Jean François-Poncet - Lors de la chute du Mur de Berlin, en novembre 1989, nul n'imaginait que le fossé qui avait divisé l'Allemagne pendant un demi-siècle laisserait des traces aussi profondes et que la réunification serait aussi laborieuse. Pourtant, cette réunification correspondait à une aspiration profondément ancrée tant à l'Ouest qu'à l'Est.
P. I. - D'où sont venus les obstacles ?
J. F.-P. - Les uns étaient d'ordre matériel. On avait grossièrement surestimé les réalisations économiques de l'ancienne République démocratique allemande. Or, sa productivité et son appareil industriel ainsi que l'état de ses infrastructures étaient tellement décalés par rapport à ceux de la République de Bonn qu'il a fallu deux décennies et d'énormes investissements pour la remettre à niveau.
À cela s'est ajoutée une barrière psychologique. Les Allemands de l'Est ont eu le sentiment d'être méprisés par leurs concitoyens de l'Ouest qui les appelaient les « Ossies ». Brutalement confrontées aux exigences d'un marché concurrentiel, d'une économie ouverte sur le monde, leurs entreprises ont été acculées à la faillite. À tel point qu'à l'Est les gens ont commencé à regretter le confort, certes médiocre mais rassurant, que procurait l'économie totalement étatisée de la RDA.
La décision prise par le chancelier Kohl, en 1989, d'aligner le Mark oriental sur le Deutschemark, seule monnaie forte de l'Europe, était politiquement compréhensible. Sur le plan économique, en revanche, ce fut un désastre. À l'Est, les salaires se sont rapprochés des rémunérations en vigueur à l'Ouest, alors que la productivité des entreprises d'Allemagne orientale ne permettait pas de supporter une telle charge.
P. I. - Quelle a été la contribution de l'Allemagne réunifiée à l'Europe ?
J. F.-P. - Elle est essentiellement économique. L'Allemagne demeure le premier pays exportateur du monde, devant les États-Unis et pour le moment la Chine. Elle doit cette remarquable performance à son industrie de la machine-outil - un secteur où son savoir-faire traditionnel n'a cessé de s'enrichir des apports de l'informatique.
Cette prééminence industrielle profite à toute l'Europe. C'est aux excédents commerciaux de l'Allemagne que l'Europe doit d'avoir l'une des monnaies les plus fortes du monde. Les autres pays de la zone euro, à commencer par la France, vivent à l'abri du « parapluie » protecteur de la puissance industrielle de l'Allemagne.
P. I. - Cette montée en puissance a-t-elle renforcé la « souveraineté » de l'Europe par rapport aux États-Unis, à la Chine ou au Japon ?
J. F.-P. - La chute du Mur a fait de l'Allemagne la première puissance démographique et politique du continent après la Russie. Débarrassée de la menace permanente que constituaient pour sa sécurité les milliers de chars soviétiques massés à l'Est, l'Allemagne réunifiée, et avec elle le reste de l'Europe, sont devenus moins dépendants qu'ils ne l'étaient auparavant de la protection des États-Unis.
Mais, pour autant, ni l'Allemagne ni la France n'envisagent d'assurer seules la sécurité du Vieux Continent. L'Allemagne n'a développé qu'avec une extrême réticence et a minima son outil de défense auquel elle continue de ne consacrer qu'un pourcentage de son produit national nettement inférieur à l'effort consenti par la France et la Grande-Bretagne.
C'est avec plus d'hésitation encore qu'elle a accepté de déployer des troupes hors d'Europe. La pression de Washington a fini par la convaincre de se joindre aux autres pays de l'Otan en Afghanistan, où plusieurs milliers de soldats allemands sont actuellement déployés. Encore exige-t-elle que le commandement allié les tienne à l'écart des zones méridionales et orientales du pays, les plus exposées aux attaques des talibans.
Quant à la diplomatie allemande, elle a cessé d'être marquée par la « culture de retenue » (la « Zurückhaltungs Kultur ») qui l'a si longtemps caractérisée. Elle est désormais active au Moyen-Orient, sous réserve de ne pas s'opposer à Israël en raison du souvenir, jamais complètement effacé, de la Shoah.
Il est difficile, dans ces conditions, de dire que l'Allemagne a grandement participé, en dehors du domaine économique, au rétablissement d'une « souveraineté » européenne.
P. I. - L'Europe est-elle une puissance mondiale ?
J. F.-P. - En Asie, vis-à-vis de la Chine et de l'Inde, les pays européens développent des stratégies nationales qui se concurrencent alors que, pour faire jeu égal avec Washington, l'Europe devrait agir en acteur unique. Cela n'arrivera que le jour où l'Union sera devenue une réalité diplomatique et militaire. Ni l'Inde ni la Chine n'ont encore pris l'Union européenne très au sérieux. L'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne marque un grand progrès sur la voie de l'existence internationale de l'Europe. Elle est désormais dotée d'un président permanent et d'un véritable ministre des Affaires étrangères. Cela suffira-t-il ? Ce n'est pas certain.
S'agissant plus particulièrement de l'Asie, la présence européenne ne revêt pas jusqu'à présent de dimension militaire. Il en va tout autrement de la Marine américaine qui, en assurant la protection de Taiwan et en offrant aux pays de l'ASEAN une garantie de sécurité face à la puissance montante de la Chine, constitue un élément essentiel de l'équilibre géopolitique de la zone. En définitive, l'Europe est une puissance économique et monétaire mondiale mais, sur le plan politique et plus encore militaire, elle demeure une puissance régionale qui n'intervient dans les missions de rétablissement et de maintien de la paix hors d'Europe que dans le cadre des Nations unies.
P. I. - L'Europe peut-elle parvenir à entretenir des relations équilibrées entre les États-Unis et l'Asie ?
J. F.-P. - L'Europe fait partie de l'Otan et donc du « bloc » occidental ; elle n'a jamais songé à s'en dégager. Elle est l'alliée des États-Unis, une alliance à laquelle tiennent tous les pays européens et, plus que les autres, les nouvelles démocraties de l'Est, que la proximité de la Russie continue d'inquiéter malgré l'effondrement du bloc communiste et la dislocation de l'ancienne Union soviétique.
Cela n'empêche pas certains pays européens de s'opposer frontalement aux États-Unis, comme la France et l'Allemagne n'ont …