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TCHETCHENIE : UNE NORMALISATION EN TROMPE-L'OEIL

Entretien avec Akhmed Zakaev par Nathalie Ouvaroff

n° 126 - Hiver 2010

Akhmed Zakaev Nathalie Ouvaroff - Comment jugez-vous la situation en Tchétchénie en ce début d'année 2010 ?
Akhmed Zakaev - Elle est absolument catastrophique. Les affirmations de la direction russe et de ses hommes de paille, qui ne cessent de répéter que le pays vit en paix et connaît un développement remarquable, ne sont que des mensonges. La vérité, c'est que la Tchétchénie baigne dans un climat de violence et de peur. La peur est partout, dans toutes les familles. Personne ne se sent en sécurité. Bien sûr, il y a des exceptions : les valets de Poutine et de Ramzan Kadyrov, eux, reçoivent le prix de leur trahison sous forme d'avantages en nature et en argent. Vous savez, cette situation n'a rien d'exceptionnel : c'est celle de tous les pays occupés. Souvenez-vous de la Seconde Guerre mondiale lorsque l'Europe était sous la botte allemande : il y avait des résistants, mais aussi des collaborateurs qui servaient l'occupant par conviction idéologique ou par intérêt (ou les deux) et qui coulaient des jours paisibles. Nous assistons au même phénomène dans notre pays.
N. O. - Dans ces conditions, pourquoi avez-vous demandé aux combattants de l'intérieur de déposer les armes ?
A. Z. - Ce n'est pas ce que j'ai demandé. Les journalistes ont déformé mes propos. J'ai toujours affirmé, comme mes prédécesseurs, les présidents Djokhar Doudaev et Aslan Maskhadov, qu'il n'existe pas de solution militaire au conflit tchétchène. Comme eux, je suis profondément convaincu qu'on ne peut rien imposer ni rien obtenir par la force. C'est encore plus vrai aujourd'hui, alors que la propagande et les services spéciaux russes ont réussi à opposer les Tchétchènes entre eux. Combattre la police revient à jouer le jeu des Russes qui veulent « tchétchéniser » le conflit, c'est-à-dire le transformer en guerre civile. Rien ne serait plus dommageable pour notre peuple. C'est la raison pour laquelle le Conseil des ministres du gouvernement en exil qui s'est réuni à Berlin sous ma présidence a demandé aux combattants de s'abstenir de toute action contre la police qui - je le rappelle - est composée exclusivement de Tchétchènes. Je dis bien : contre la police et elle seule. Voilà ce qui a été décidé, et rien d'autre. Certaines forces nous suivent tout en continuant à combattre l'occupant. Mais d'autres groupes, les plus radicaux, continuent à mener « leur » guerre. Nous désapprouvons ces comportements. Nous avons répété, à maintes reprises, que nous étions opposés à toute forme de violence contre la population civile, pour la bonne raison que les Tchétchènes ont déjà gagné la guerre. La traduction dans les faits de cette victoire n'est plus qu'une question de temps.
N. O. - N'est-ce pas plutôt Poutine et Kadyrov qui ont gagné la guerre ?
A. Z. - Non, je peux vous assurer que Poutine et Kadyrov ont perdu la guerre.
N. O. - Pourtant, Ramzan Kadyrov est parvenu à démanteler une partie de la résistance armée. Il a obtenu du Kremlin la levée de l'état d'urgence et il a commencé à remettre sur pied le pays, qui était en ruine.
A. Z. - Je vous arrête : il n'y a aucune différence entre la politique de Kadyrov et celle de Poutine. Le président tchétchène fait ce que le Kremlin lui ordonne de faire. Point.
N. O. - Comment expliquez-vous la popularité de Kadyrov qui saute aux yeux de tous les visiteurs, qu'ils soient russes ou étrangers ?
A. Z. - Staline était populaire. Hitler aussi. Et pourtant, ils avaient instauré l'un et l'autre un régime de terreur. Comme tous les anciens Soviétiques, je sais ce que c'est que la peur. Je vais vous raconter une histoire. Lorsque j'étais enfant, nous célébrions le 23 février la fête de l'Armée rouge. Pour les petits, qui prennent tout à coeur, c'était le plus grand événement de l'année ! La veille, le 22, nous étions tellement excités que nous ne parvenions pas à nous endormir. Le lendemain, on s'habillait bien, nos parents également. À l'école, les petites filles nous faisaient des cadeaux : elles nous donnaient des cartes postales ou des livres. Nous étions célébrés comme de futurs soldats et nous en étions fiers. J'ai mis très longtemps avant de comprendre qu'il s'agissait, en fait, du jour le plus tragique de l'histoire du peuple tchétchène. Vous savez pourquoi ? Tout simplement parce que mes parents ne m'avaient rien dit. Ils avaient peur que je raconte à d'autres gamins ce que j'avais entendu à la maison. Il se passe la même chose aujourd'hui dans les familles : les adultes parlent dans la cuisine, à voix basse, quand les enfants sont à l'école ou avec des amis. En plein centre de Grozny, une avenue a été baptisée du nom de Poutine. Vous pensez que la population tchétchène approuve ? Une avenue Poutine à Grozny, c'est un peu comme si on élevait un monument à Hitler à Jérusalem ou à Tel-Aviv ! Chez les Russes le cynisme a toujours pris le pas sur la raison. Rappelez-vous l'épisode de la statue du général Ermolov - ce général qui, en son temps, avait dit qu'il ne dormirait pas tranquille tant qu'il y aurait un Tchétchène en vie. Ce sont les tchékistes - ceux-là mêmes qui ont détruit l'empire que servait le général Ermolov pour construire sur ses ruines un monde nouveau - qui ont fait ériger ce monument. L'Histoire se répète. À ceci près que Poutine est vivant et qu'une avenue à son nom sonne comme une provocation encore plus insupportable pour le peuple tchétchène.
N. O. - Donc, selon vous, Kadyrov n'a rien fait pour son pays. Ce n'est pourtant pas l'impression qui domine quand on arpente les rues de Grozny : les maisons poussent comme des champignons ; il n'y a plus de traces des combats ; les gens sont plutôt bien habillés et ils donnent le sentiment de vivre dans un certain confort. Il paraît que, même dans les campagnes, le gouvernement a réalisé d'importants travaux d'infrastructure (électrification, construction de routes, etc.).
A. Z. - …