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TRANSFORMER L'EPARGNE COURTE EN FINANCEMENT A LONG TERME

Entretien avec Patrick Artus, Économiste par Henri Lepage, économiste

n° 126 - Hiver 2010

Henri Lepage - Pourquoi éprouver le besoin de parler de finance « durable » ?
Patrick Artus - À cause de la crise et des problèmes qu'elle a révélés. Nous vivons une période exceptionnelle où il est plus que jamais impératif de revenir aux fondamentaux du système économique.
Les banques, les établissements financiers, la Bourse, les intermédiaires de marché, etc. répondent à une fonction extrêmement précise : ils sont là pour assurer le financement à long terme de l'économie. Les ménages amassent spontanément une épargne qui est malheureusement d'une durée trop courte. Le rôle des institutions financières est de transformer cette épargne courte en une épargne qui réponde aux besoins des entreprises et de l'économie en général.
H. L. - Comment cette fonction de transformation est-elle assurée ?
P. A. - Il y a deux grands modèles d'organisation de la finance : d'un côté, la finance anglo-saxonne, qui repose essentiellement sur des financements de marché ; de l'autre, la finance de l'Europe continentale et du Japon.
En Europe et au Japon, les financements bancaires représentent environ 70 % des ressources des entreprises, alors qu'aux États-Unis la proportion n'est que de 20 %. Mais l'objet reste le même. Il s'agit de faire du financement de long terme à partir d'une épargne courte.
On voit bien où se situe le problème. L'intermédiaire financier qui se livre à ce genre d'opération fait un pari sur l'avenir : il prête sur la base d'un taux d'intérêt déterminé à l'avance pour la durée du prêt alors qu'il devra, lui, se refinancer en permanence, avec le risque de voir varier les taux auxquels il va emprunter pour continuer à financer son placement. C'est l'une des raisons pour lesquelles on considère que le financement à long terme de l'économie par la finance sera plus difficile à assurer après la crise qu'avant.
H. L. - Pourquoi ?
P. A. - Parce que l'une des caractéristiques de cette crise est précisément d'être une crise de liquidité.
H. L. - Qu'est-ce que cela signifie ?
P. A. - Les banques et la finance, prises globalement, se retrouvent en difficulté parce que leurs actifs (les placements) ont des durées de vie plus longues que leur passif (leurs ressources). De ce fait, elles s'exposent à de graves problèmes le jour où, pour une raison ou pour une autre, elles ne parviennent plus à renouveler leurs passifs à hauteur des besoins de placements longs. Lorsque l'événement se produit - comme cela est arrivé -, la solution consiste à revendre un certain nombre d'actifs pour dégager de nouvelles ressources. Mais ce n'est pas toujours possible, le propre d'une crise étant précisément qu'on ne trouve plus d'acheteurs sur le marché - ou, tout au moins, qu'ils s'y font de plus en plus rares. C'est alors qu'apparaissent les faillites. Les établissements qui font faillite sont ceux dont les actifs ont la durée de vie la plus longue par rapport à leur passif. Le défi, aujourd'hui, consiste à redresser ce genre de déséquilibre de manière à rendre possible une « finance durable », c'est-à-dire une finance qui joue son rôle de transformation, mais sans fabriquer de crises à répétition.
H. L. - Apparemment, nous en sommes loin...
P. A. - Effectivement. Depuis le début des années 1980, on a connu une succession de crises : la crise des pays émergents au milieu des années 1980, suivie d'une autre au milieu des années 1990, puis une dernière à la fin des années 1990 ; des crises boursières en 1980, 1987, 1990, 1998, 2001 et 2007-2008 ; la crise immobilière du début des années 1990 et celle qui nous frappe actuellement ; sans compter diverses crises bancaires au début des années 1990...
H. L. - La liste est impressionnante !
P. A. - Depuis les années 1980, avec le développement de la théorie de la finance, on connaît bien le schéma de la crise bancaire classique : les déposants viennent retirer leur argent pendant que l'actif reste immobilisé. C'est à partir de cette époque-là que s'est généralisée la pratique de l'assurance des dépôts bancaires par la puissance publique.
Mais on a découvert que le risque bancaire ne réside pas seulement dans les dépôts susceptibles de faire l'objet de retraits aussi soudains que massifs. Les banques peuvent aussi voir disparaître leurs autres sources de financement. Par exemple le marché interbancaire qui, du jour au lendemain, s'est retrouvé complètement fermé après la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008. Ou encore les marchés de dettes sur lesquels, pendant six mois, les banques n'ont pu continuer à émettre qu'avec la garantie des États, et non sous leur nom.
H. L. - Marché interbancaire, marchés de dettes : pourriez-vous préciser ces concepts ?
P. A. - Le marché interbancaire est le lieu où les banques s'échangent au jour le jour, ou sur des périodes courtes, leurs excédents de trésorerie. Le marché de dettes est le marché où s'échangent des titres de dettes émis par des sociétés, des collectivités locales, voire des associations ou des entités publiques (marché monétaire pour les titres à court terme ; marché obligataire pour les titres à moyen et à long terme).
Alors qu'il y a trente ans la réflexion économique portait essentiellement sur des paniques bancaires liées aux retraits des déposants, aujourd'hui émergent de nouvelles formes de paniques dues au fait que les banques se trouvent soudain dans l'impossibilité de renouveler leurs financements de marché. D'où l'idée qui consisterait à étendre les garanties publiques à l'ensemble du passif, et pas seulement aux dépôts. Il pourrait même s'agir d'une forme de garantie mutuelle et professionnelle financée par les banques elles-mêmes. En ce qui concerne les risques bancaires proprement dits, la solution me paraît donc en bonne voie. Mais il reste un second domaine où, pour l'instant, la recherche de remèdes est moins avancée.
H. L. - Lequel ?
P. A. - Celui des intermédiaires financiers non bancaires et de la finance de marché. Par exemple, le marché du papier commercial où de très grandes entreprises et de très grandes …