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CROATIE : DERNIERE LIGNE DROITE VERS L'UNION EUROPEENNE

Le 10 janvier 2010, à l'issue du second tour de scrutin, le candidat du Parti social-démocrate Ivo Josipovic a été élu président de la République de Croatie avec 60,29 % des suffrages. Son adversaire, Milan Bandic, maire de Zagreb et dissident social-démocrate, s'est incliné avec 39,71 % des voix. En prêtant serment le 18 février 2010, Ivo Josipovic est devenu le troisième chef de l'État croate depuis l'indépendance obtenue en 1991, après Franjo Tudjman (1991-1999) et Stipe Mesic (2000-2010). À 52 ans, M. Josipovic est non seulement le plus jeune président de la Croatie, mais également le premier à n'avoir jamais été emprisonné pour ses activités politiques (1).La mobilisation des abstentionnistes au second tour et le score du vainqueur indiquent que les électeurs croates ont voté en masse contre Milan Bandic, qui incarnait le style politique dominant des quinze dernières années, populiste et complice d'une corruption étendue à toutes les couches sociales. C'est l'esprit même du pouvoir autocratique de M. Bandic (il a fait de la capitale croate son fief personnel) qui a été mis en déroute.
Ivo Josipovic a été critiqué pendant la campagne électorale pour son manque de charisme ; ce prétendu défaut a, en réalité, constitué l'un de ses principaux avantages face à ses adversaires. Son attitude sérieuse, réfléchie et calme, teintée de bonhomie et, surtout, l'absence de tout soupçon de corruption pesant sur sa personne ont convaincu un grand nombre d'électeurs. Ce « premier de la classe » pendant toute sa scolarité et ses études supérieures - il a reçu le « Prix du Recteur » qui récompense le meilleur étudiant de l'année à l'Université de droit et à l'Académie musicale - peut sembler, de prime abord, inoffensif. Mais son dicton chinois préféré en dit long sur sa vraie nature : « Si tu restes assis au bord de la rivière assez longtemps, tu finiras par voir flotter le corps de ton ennemi »...
Né le 28 août 1957 à Zagreb, le nouveau président y a effectué ses études secondaires et universitaires. Inscrit au barreau de Zagreb, docteur en droit pénal en 1994 (sa thèse portait sur « le droit d'arrestation et de détention dans le droit pénal »), professeur à l'Université de Zagreb, Ivo Josipovic est l'auteur de 85 publications de recherche. Il a représenté la Croatie auprès du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) et auprès de la Cour internationale de justice. Il a, également, participé à de nombreux projets de coopération internationale, notamment en tant qu'expert du Conseil de l'Europe.
Parallèlement à ses études de droit, le futur chef de l'État a étudié au Conservatoire avant de se spécialiser en composition à l'Académie musicale de Zagreb. Devenu professeur de musique et compositeur, il a signé une cinquantaine d'oeuvres pour divers instruments, orchestres de chambre et orchestres symphoniques. Par exemple : « Le jeu des perles de verre », « Tubu Ludens », « Samba da Camera » et « Mille Lotus ». Il a reçu plusieurs prix pour ses compositions, dont le prix de l'Union radiophonique européenne.
Inscrit à la Ligue communiste croate en 1980, Ivo Josipovic a participé à sa transformation en Parti social-démocrate (SDP). Il a, en particulier, rédigé les premiers statuts de la nouvelle formation. Après avoir quitté le parti et la politique en 1994, il accepte quand même, en 2003, de devenir député indépendant sur la liste du SDP - à la demande expresse du premier ministre Ivica Racan. En 2005, il devient membre de l'Assemblée de la ville de Zagreb.
Ivo Josipovic est marié à Tatiana, qui enseigne le droit à l'Université de Zagreb. Ils ont une fille de 18 ans, Lana.
En Croatie, le président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct à deux tours - ce qui lui confère une forte légitimité - et n'est rééligible qu'une fois. Garant de l'indépendance nationale et de l'intégrité du territoire, il convoque les élections législatives, est le chef des armées et représente l'État à l'étranger. La Croatie ayant un régime parlementaire, il a besoin de l'appui du gouvernement pour soumettre à référendum un projet de réforme constitutionnelle ou toute question liée à l'indépendance, l'unité ou la stabilité de l'État ; et il ne peut nommer premier ministre qu'une personnalité soutenue par la majorité parlementaire. On l'aura compris : le président doit largement composer avec le gouvernement - qui détermine et conduit la politique intérieure et étrangère - et avec le Parlement (le Sabor, une assemblée monocamérale constituée de 160 députés). Or actuellement, la Croatie est dans une situation de cohabitation : d'ici aux prochaines élections législatives, prévues pour 2011, Ivo Josipovic devra s'accommoder du gouvernement de centre droit (HDZ) que conduit le premier ministre, Mme Jadranka Kosor. Dans cet entretien exclusif, le nouveau président évalue la situation dans laquelle se trouve son pays, dévoile ses projets d'avenir et évoque l'usage qu'il s'apprête à faire de ses compétences constitutionnelles.
N. R. Natacha Rajakovic - Monsieur le Président, vous étiez il n'y a pas si longtemps un paisible juriste... et vous voilà chef de l'État. Comment vit-on une évolution si rapide ?
Ivo Josipovic - N'oubliez pas que j'ai été député à partir de 2003 ; le monde politique ne m'est donc pas étranger ! Je dirais même que je me suis toujours trouvé - et spécialement depuis quelques années - à mi-chemin entre, d'une part, l'univers de la recherche et de l'enseignement et, de l'autre, celui de la politique. Telle est ma philosophie de la vie : une seule profession ne me suffit pas et j'aime le droit autant que la musique. On m'a dit, à ce propos, que j'étais « bigame » - évidemment pas au sens littéral, mais au sens professionnel. Depuis ma jeunesse, j'ai voulu être musicien, puis juriste, puis les deux... et à présent, je suis dans une phase où j'ai envie d'être un peu homme politique, un peu juriste, un peu musicien. On pourrait dire que je suis « trigame »... enfin, c'est déjà de la polygamie !
Pour résumer, je ne suis pas un débutant en politique. Il n'empêche que, bien entendu, être président de la République, c'est autre chose qu'être député. C'est un poste auquel n'accèdent que de rares personnes et je suis pleinement conscient de la responsabilité qui est la mienne. Je sais, aussi, que je vais devoir changer certaines de mes habitudes. Surtout, je comprends parfaitement qu'un homme ne peut pas tout savoir et qu'il est très important d'avoir à ses côtés un cercle de conseillers officiels mais, également, officieux. Voilà qui tombe bien, car je suis en général enclin à écouter les autres !
N. R. - Avant votre candidature, aviez-vous jamais pensé que vous pourriez occuper un jour cette fonction ? Pouvez-vous vous souvenir du moment précis où vous avez pris la décision de vous présenter ?
I. J. - Il y a encore deux ans, je n'envisageais pas de me porter candidat. Et puis les choses ont mûri. C'est à la fin de l'année 2008 que la question s'est réellement posée. Pour ce genre de question, on ne se décide pas tout de suite. Pour se lancer dans ce genre d'aventure, il faut disposer d'une certaine infrastructure et de soutiens sérieux. J'ai observé la scène politique nationale, j'ai eu des discussions avec plusieurs personnes. Comme on a commencé à parler de mon éventuelle candidature à voix basse au sein même du parti, j'ai eu encore quelques discussions à la suite desquelles j'ai définitivement décidé de me présenter, juste avant le Nouvel An. J'ai alors constaté que cette idée rencontrait un écho favorable, y compris chez des gens qui ont, comme on dit, du nez en politique, et cela a renforcé ma décision. Il y a aussi eu, évidemment, une importante conversation avec mon épouse. Ce fut le dernier obstacle à franchir. À présent que j'ai été élu, mon épouse comme ma fille souhaiteraient continuer à mener une vie normale. …