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IRLANDE : LE TEMPS DES DEFIS

Le 7 mai 2008, Brian Cowen (1) a été élu Taoiseach (premier ministre d'Irlande), en remplacement de Bertie Ahern, démissionnaire (2).Né en janvier 1960 dans une famille viscéralement attachée aux valeurs républicaines constitutionnelles défendues par le Fianna Fail (3), Brian Cowen enlève, à vingt-quatre ans, le siège laissé vacant par la mort subite de son père.
Considéré comme l'un des députés les plus doués de sa génération, il est remarqué par le Taoiseach Albert Reynolds qui en fait son ministre du Travail en 1992. L'année suivante, il est promu ministre des Transports, de l'Énergie et des Communications. En 1994, il entame une cure d'opposition et se fait remarquer par la pugnacité de ses critiques à l'encontre du gouvernement Fine Gael-Labour dirigé par John Bruton. Le Fianna Fail ayant repris les rênes d'un nouveau gouvernement de coalition en 1997, Brian Cowen est nommé par le Taoiseach Bertie Ahern ministre de la Santé, un poste qui, en Irlande, n'a rien d'une sinécure. En janvier 2000, il se voit confier le portefeuille des Affaires étrangères dans une conjoncture qui ne laisse pas d'être cruciale pour le pays : l'Irlande a été élue membre non permanent du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies ; elle a voté « non » au traité de Nice, puis s'est ravisée ; c'est son tour d'assurer, pendant le premier semestre de 2004, la présidence de l'Union européenne. Peu suspect de partialité à son égard, l'ancien Taoiseach Garret FitzGerald, qui présida dans les années 1980 aux destinées d'un cabinet Fine Gael-Labour, lui a rendu un vibrant hommage : « En vérité, Brian Cowen fut un exceptionnel ministre des Affaires étrangères. À la tête du personnel de son ministère, il oeuvra avec grand succès à promouvoir le rôle et la place de l'Irlande en Europe et dans le monde » (4). De 2004 à 2008, il assume les fonctions de ministre des Finances, marchepied vers de plus hautes destinées, et s'attire, là encore, les éloges de Garret FitzGerald pour n'avoir jamais perdu de vue, contrairement à son prédécesseur, les conséquences sociales de la politique financière du gouvernement (5).
C'est en partie grâce à lui que le Fianna Fail, faisant mentir les sondages qui annonçaient sa défaite, enleva aux élections générales de 2007 78 des 166 sièges que compte le Dail Eireann (Assemblée nationale). Et c'est à lui que fut confiée la lourde tâche de négocier un accord de gouvernement avec le Green Party et quelques députés indépendants, coalition toujours au pouvoir à ce jour.
Aussi, lorsque Bertie Ahern fut contraint à la démission à la suite du scandale provoqué par le désordre de ses finances personnelles, est-ce tout naturellement Brian Cowen, homme fort du parti et du gouvernement, qui fut élu Taoiseach, par 88 voix contre 76, le 7 mai 2008. Dans son discours inaugural, le nouveau premier ministre irlandais témoignait de l'ardeur de sa foi communautaire : « L'influence du projet européen a été déterminante dans tous les aspects de notre vie. Mieux que beaucoup d'autres, nous avons exploité au maximum les avantages et les opportunités découlant de notre appartenance à l'Union européenne. Le paysage politique, économique et social de notre pays a été profondément transformé pour le meilleur. La plus grande erreur que nous puissions faire aujourd'hui serait de nous éloigner de cette ouverture au monde qui a été si bénéfique pour notre nation » (6). Le 12 juin 2008, l'électorat lui infligeait pourtant un camouflet en votant « non » au traité de Lisbonne par 53,4 % contre 46,6 % des voix exprimées. S'ensuivit une crise européenne à laquelle il incombait à Brian Cowen de trouver une issue conforme aux intérêts de son pays et de l'Union. Ayant pris le recul nécessaire pour analyser un vote d'humeur aux contours imprécis, le Taoiseach demanda et obtint de ses partenaires européens certaines assurances : le prochain accord d'adhésion stipulerait expressément que rien dans les traités n'était de nature à modifier les prérogatives irlandaises en matière d'avortement, de neutralité et de fiscalité. Dublin reçut également la promesse que chaque État membre conserverait le droit de disposer d'un commissaire européen. Fort de ces garanties, le Taoiseach résolut d'organiser un nouveau référendum dont la date fut fixée au 2 octobre 2009. L'inquiétude résultant de la grave crise économique que traversait alors le pays et les engagements très clairs qui avaient pour but de dissiper les craintes exprimées par certains secteurs de l'opinion irlandaise eurent l'effet escompté. Rappelés aux urnes, les Irlandais votèrent en faveur du traité de Lisbonne par 67 % contre 33 % des voix exprimées.
Brian Cowen n'était pas au bout de ses peines. Soufflant des États-Unis, le vent mauvais de la crise financière frappa l'Irlande de plein fouet. Coupable de s'être laissé griser par les années de vaches grasses, le secteur bancaire irlandais se trouva dans une situation d'autant plus périlleuse que la bulle immobilière qui avait pris le relais de la croissance par les exportations s'était brutalement dégonflée. La crise du crédit sur fond de récession, la contraction des rentrées fiscales et l'endettement qui en est résulté, la nécessité pour faire face à la montée du chômage de retrouver une compétitivité qui s'était dégradée au fil des ans, et l'obligation tout aussi impérieuse d'oeuvrer à l'assainissement des finances publiques afin de retrouver le chemin de la croissance aussitôt que se confirmera la reprise internationale, contraignirent Brian Cowen, et son très remarquable ministre des Finances Brian Lenihan, à imposer au pays une cure d'austérité sans précédent - laquelle devrait se poursuivre jusqu'à ce que l'Irlande soit en mesure de respecter à nouveau les indicateurs du pacte de stabilité européen, en 2014 au plus tard.
Ce remède de cheval, qui commence à porter ses fruits, a fait tomber Brian Cowen au plus bas dans les sondages. En juin 2009, le Fianna Fail a obtenu des résultats calamiteux à deux élections partielles, aux élections locales et aux élections au Parlement européen. Traditionnellement à la traîne, le Fine Gael est devenu le premier parti de la république. La paix sociale n'a pas résisté aux coupes claires effectuées dans les rémunérations du secteur public (329 706 journées de travail perdues en 2009 contre 4 179 en 2008). Mais le gouvernement irlandais, aux yeux duquel nécessité fait loi, est plus que jamais décidé à remettre le pays sur les rails quoi qu'il lui en coûte. « Cowen, écrit son biographe, veut laisser le souvenir d'un Taoiseach qui a pris ses décisions dans l'intérêt à long terme de la nation. Il n'est pas intéressé par les gains à court terme qui visent uniquement à s'assurer les faveurs des électeurs » (7). Sauf incident de parcours, les élections pour le renouvellement du Dail n'auront lieu, en tout état de cause, qu'en 2012, un an après la reprise escomptée de la croissance.
P. J. Pierre Joannon - Qu'est-il advenu du Tigre celtique et du boom économique irlandais qui, pendant près de quinze ans, firent l'admiration de tous ? À quoi attribuez-vous les revers actuels de l'économie irlandaise ?
Brian Cowen - Je les impute à deux séries de facteurs. Et, en premier lieu, au fait que l'Irlande est aujourd'hui l'un des pays les plus flexibles et les plus globalisés de la planète. Avec un marché intérieur de 4,4 millions d'habitants, nous n'avions pas d'autre choix que de nous ouvrir sur le monde dans toute la mesure de nos possibilités. C'est ce choix raisonné qui nous a permis, au tournant du XXIe siècle, de bénéficier du taux de croissance le plus élevé d'Europe. Mais toute médaille a son revers : du fait même de cette ouverture, nous sommes plus exposés aux crises internationales qui sont susceptibles d'entraîner, chez nous, des corrections brutales. La crise financière que nous avons connue a durement affecté les capacités d'emprunt de notre secteur financier et de nos institutions bancaires. La raréfaction de l'argent nous a sérieusement handicapés.
Deuxième source de difficultés : la croissance, qui se nourrissait du dynamisme de nos exportations, s'est mise à dépendre de plus en plus fortement de l'emballement du secteur immobilier. Nous nous attendions, une fois couverts nos besoins en la matière, à un atterrissage en douceur. Le retournement de la conjoncture et la crise du crédit ont provoqué une contraction brutale d'autant plus dommageable que le secteur de la construction est grand pourvoyeur d'emplois. L'envolée du chômage, qui a atteint le taux de 11,75 % à la fin de 2009 contre 4,6 % à la fin de 2007, touche particulièrement ce secteur alors que d'autres résistent mieux à la crise.
P. J. - Précisément, quels sont les pôles de résistance à la crise ? De quels atouts dispose encore l'Irlande pour faire face à la situation difficile dans laquelle elle se trouve ?
B. C. - Le secteur des exportations, sur lequel nous devons nous recentrer, a plutôt bien résisté. Il a enregistré, l'an dernier, une baisse de l'ordre de 3 % alors que des économies solides comme celles du Japon, de l'Amérique ou de l'Allemagne voyaient leurs exportations plonger de 15 à 20 %. Sans doute est-ce parce que les entreprises, indigènes ou étrangères, qui opèrent sur notre sol relèvent en grande partie de la nouvelle économie. Certaines délocalisations ont défrayé la chronique (8). On parle moins des entreprises qui continuent d'opérer et d'investir - ou qui choisissent de s'implanter en Irlande - dans les secteurs de pointe : technologie de l'information et des communications (TIC), pharmacie, biotechnologie, services financiers et commerciaux internationaux, activités de recherche et développement (9).
P. J. - L'attractivité de l'Irlande n'a donc pas diminué en ces temps de crise ?
B. C. - Non, l'investissement direct étranger, qui a été et qui reste la clé de la prospérité d'hier et de demain, est resté stable. L'Irlande est classée septième meilleure destination au monde pour les affaires, selon le …