Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'AMERIQUE LATINE, MON CONTINENT

C'est sous les tropiques, en Colombie, dans la magnifique cité de Carthagène, que Mario Vargas Llosa nous reçoit. Les organisateurs du Hay Festival, dont il était l'invité vedette, ne s'étaient pas trompés : à chacune de ses interventions, le public, venu en masse, faisait la queue devant le théâtre Adolfo Mejia pour entendre le grand écrivain péruvien. Non seulement parce qu'il est un romancier prolifique et l'auteur de quelques chefs-d'oeuvre de la littérature sud-américaine contemporaine - La Tante Julia et le Scribouillard, Conversation à la cathédrale, La Fête au bouc... -, mais aussi parce qu'il est un formidable orateur, cultivé et charismatique. Poète, essayiste - il a consacré une magnifique étude à Flaubert et à Madame Bovary -, Vargas Llosa est également passionné par l'Histoire et la politique internationale (il s'est même présenté à l'élection présidentielle au Pérou en 1990) qu'il commente régulièrement pour le quotidien espagnol El Pais. Mieux encore, il se comporte et se pense comme un libéral décomplexé en un temps où les intellectuels respectables se doivent d'être à gauche.Conversation avec un homme engagé qui porte un regard acéré sur notre temps et, en particulier, sur l'Amérique latine, « son continent ».
O. G. Olivier Guez - Michelle Bachelet, peu avant de quitter ses fonctions de présidente de la République chilienne, déclarait que « le monde regarde l'Amérique latine comme une région mûre, sérieuse, responsable qui a su faire les choses correctement ». Partagez-vous son jugement ?
Mario Vargas Llosa - Je le trouve un peu excessif. J'ai beaucoup apprécié l'action politique de Michelle Bachelet, mais je crois qu'elle pèche par optimisme. Certes, l'Amérique latine a fait des progrès considérables, aussi bien sur le plan politique qu'économique. Le point le plus positif réside certainement dans l'émergence d'une gauche de gouvernement responsable qui a pris ses distances vis-à-vis du socialisme révolutionnaire et du marxisme et qui s'est rapprochée de la social-démocratie. C'est le cas au Brésil et en Uruguay. Cette gauche moderne est passée du dirigisme à la justice sociale en se convertissant au marché, à l'entreprise et, plus fondamentalement, à la liberté. En cela, elle a suivi l'exemple du parti socialiste espagnol et de la gauche chilienne (au sein des gouvernements de Concertation), pionnière en la matière dans l'hémisphère Sud. C'est l'aspect le plus encourageant de ces dernières années.
O. G. - Finalement, vous rejoignez l'analyse de Michelle Bachelet !
M. V. L. - Disons qu'elle a en partie raison ! Elle n'évoque pas la face sombre de notre continent : la persistance d'une gauche archaïque, socialiste-révolutionnaire et marxiste dont le modèle demeure le Cuba de Fidel Castro. Les délires messianiques d'Hugo Chavez en sont la dérive la plus frappante. Grâce à ses pétrodollars, celui-ci a réussi à enrôler la Bolivie, l'Équateur et le Nicaragua. Ce « socialisme du XXIe siècle », comme l'appellent ses leaders, a pourtant fait faillite partout ! Pour l'Amérique latine, c'est un facteur de forte déstabilisation.
O. G. - Pour quelles raisons ?
M. V. L. - Parce que ces pays ont adopté une vision bolivarienne, c'est-à-dire une vision continentale de leur expansion en Amérique du Sud. Leur objectif est d'émanciper à leur sauce l'ensemble du continent, en premier lieu de l'émanciper des États-Unis. Pour y parvenir, ils ont beaucoup investi.
O. G. - Vous faites allusion à l'augmentation constante du budget de la défense du Venezuela ?
M. V. L. - Notamment. Chavez mène une politique de plus en plus hostile à l'égard de ses voisins, à commencer par la Colombie. Il soutient financièrement et militairement les FARC et les guérilleros de l'ELN (1) avec la complicité des narcotrafiquants. Et il multiplie les provocations à l'égard du gouvernement de Bogota. Fort heureusement, celui-ci a jusqu'à présent réagi avec beaucoup de calme et d'autorité, sans tomber dans les pièges grossiers qui lui sont tendus. Chavez espère ainsi ressouder sa population derrière lui. Mais, compte tenu des difficultés croissantes du Venezuela, cette stratégie de tension aux frontières pourrait se révéler périlleuse. À tel point que je n'exclus pas complètement la possibilité d'un conflit avec la Colombie si Chavez sent que c'est là le moyen de recréer une union nationale.
O. G. - La révolution bolivarienne semble actuellement avoir du plomb …