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IRLANDE : LE TEMPS DES DEFIS

Entretien avec Brian Cowen par Pierre Joannon, Historien, spécialiste de l’Irlande, co-fondateur de la revue universitaire Études Irlandaises. Auteur, entre autres publications, de : Histoire de l’Irlande et des Irlandais, Perrin, 2006 et 2009.

n° 127 - Printemps 2010

Brian Cowen Pierre Joannon - Qu'est-il advenu du Tigre celtique et du boom économique irlandais qui, pendant près de quinze ans, firent l'admiration de tous ? À quoi attribuez-vous les revers actuels de l'économie irlandaise ?
Brian Cowen - Je les impute à deux séries de facteurs. Et, en premier lieu, au fait que l'Irlande est aujourd'hui l'un des pays les plus flexibles et les plus globalisés de la planète. Avec un marché intérieur de 4,4 millions d'habitants, nous n'avions pas d'autre choix que de nous ouvrir sur le monde dans toute la mesure de nos possibilités. C'est ce choix raisonné qui nous a permis, au tournant du XXIe siècle, de bénéficier du taux de croissance le plus élevé d'Europe. Mais toute médaille a son revers : du fait même de cette ouverture, nous sommes plus exposés aux crises internationales qui sont susceptibles d'entraîner, chez nous, des corrections brutales. La crise financière que nous avons connue a durement affecté les capacités d'emprunt de notre secteur financier et de nos institutions bancaires. La raréfaction de l'argent nous a sérieusement handicapés.
Deuxième source de difficultés : la croissance, qui se nourrissait du dynamisme de nos exportations, s'est mise à dépendre de plus en plus fortement de l'emballement du secteur immobilier. Nous nous attendions, une fois couverts nos besoins en la matière, à un atterrissage en douceur. Le retournement de la conjoncture et la crise du crédit ont provoqué une contraction brutale d'autant plus dommageable que le secteur de la construction est grand pourvoyeur d'emplois. L'envolée du chômage, qui a atteint le taux de 11,75 % à la fin de 2009 contre 4,6 % à la fin de 2007, touche particulièrement ce secteur alors que d'autres résistent mieux à la crise.
P. J. - Précisément, quels sont les pôles de résistance à la crise ? De quels atouts dispose encore l'Irlande pour faire face à la situation difficile dans laquelle elle se trouve ?
B. C. - Le secteur des exportations, sur lequel nous devons nous recentrer, a plutôt bien résisté. Il a enregistré, l'an dernier, une baisse de l'ordre de 3 % alors que des économies solides comme celles du Japon, de l'Amérique ou de l'Allemagne voyaient leurs exportations plonger de 15 à 20 %. Sans doute est-ce parce que les entreprises, indigènes ou étrangères, qui opèrent sur notre sol relèvent en grande partie de la nouvelle économie. Certaines délocalisations ont défrayé la chronique (8). On parle moins des entreprises qui continuent d'opérer et d'investir - ou qui choisissent de s'implanter en Irlande - dans les secteurs de pointe : technologie de l'information et des communications (TIC), pharmacie, biotechnologie, services financiers et commerciaux internationaux, activités de recherche et développement (9).
P. J. - L'attractivité de l'Irlande n'a donc pas diminué en ces temps de crise ?
B. C. - Non, l'investissement direct étranger, qui a été et qui reste la clé de la prospérité d'hier et de demain, est resté stable. L'Irlande est classée septième meilleure destination au monde pour les affaires, selon le rapport Doing Business 2010 de la Banque mondiale. Les avantages fiscaux - et notamment le taux d'imposition des bénéfices de 12,5 % - ne sont pas seuls en cause. Un environnement favorable aux affaires, le soutien financier à la recherche et développement, une main-d'oeuvre hautement qualifiée et un système d'éducation performant sont autant d'éléments qui sont pris en compte par les investisseurs. D'après l'institut indépendant IMD, l'Irlande possède l'un des meilleurs systèmes d'éducation. Plus de 40 % des Irlandais entre 25 et 36 ans ont fait des études supérieures, et 60 % des étudiants irlandais détiennent un diplôme dans le secteur de l'ingénierie, des sciences ou du commerce. Nous faisons de gros efforts dans ce domaine. L'investissement total de l'Irlande dans l'éducation, en particulier dans l'enseignement supérieur, a augmenté en moyenne de plus de 10 % au cours de la dernière décennie. Les dépenses en recherche et développement ont triplé au cours de cette même période : elles se situent désormais autour de 2,5 milliards d'euros dont les deux tiers proviennent du secteur privé. Le profil démographique de la population irlandaise joue aussi en notre faveur : plus du tiers de la population a moins de 25 ans et le ratio de dépendance entre la population active et les retraités est encore très favorable, ce qui est loin d'être le cas dans la plupart des pays d'Europe. Il est à noter, enfin, que la population active a doublé en vingt ans : bien que 130 000 emplois aient été perdus l'an dernier, il y a encore 1 850 000 personnes au travail. Grâce à ces atouts, nous pouvons espérer reconstruire notre économie sur des bases solides et profiter de la reprise si tant est que nous soyons parvenus, entre-temps, à assainir nos finances publiques, ce à quoi nous nous employons.
P. J. - Le secteur bancaire irlandais a bien failli verser dans l'ornière. Vous êtes intervenu énergiquement pour éviter le pire. Quelles mesures d'urgence avez-vous prises ?
B. C. - Dans un premier temps, nous avons, le 30 septembre 2008, garanti pour deux ans les dépôts et emprunts des six banques et établissements financiers irlandais qui faisaient l'objet d'attaques spéculatives des hedge funds et qui risquaient d'avoir à faire face à des demandes de retraits massifs (10). Dans un deuxième temps, nous avons recapitalisé Allied Irish Bank et la Bank of Ireland à hauteur de 7 milliards d'euros en prenant 25 % d'actions préférentielles dans leur capital. Et nous avons purement et simplement nationalisé Anglo Irish Bank qui était au bord de l'effondrement. Notre intention était de parer au plus pressé : il fallait remettre les banques à flot, faire en sorte qu'elles continuent à se procurer des fonds afin de pouvoir à leur tour octroyer des crédits au secteur productif de l'économie. Il ne s'agissait nullement d'un blanc-seing : une enquête est en cours pour établir les éventuelles fautes de gouvernance, les activités spéculatives hasardeuses, les ouvertures de crédit imprudentes. Il va sans dire que, le moment venu, nous …