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KURDISTAN : LA RENAISSANCE

Entretien avec Massoud Barzani par Nathalie Ouvaroff

n° 127 - Printemps 2010

Massoud Barzani Nathalie Ouvaroff - Monsieur le Président, quel est le bilan de votre action à la tête du Kurdistan irakien ?
Massoud Barzani - Pour mesurer le chemin parcouru, il faut se rappeler d'où nous venons. Nous sommes partis de très bas : notre pays était en ruine, ravagé par le régime baasiste qui voulait nous rayer de la carte, et notre population avait été victime d'un véritable génocide. Compte tenu de ces éléments, je dirais que notre bilan est globalement positif malgré des imperfections et des erreurs que nous nous efforçons de corriger.
Le point le plus positif est sans doute le rétablissement de la sécurité : le Kurdistan est devenu un havre de paix et de tranquillité non seulement en Irak mais par rapport à l'ensemble du Proche-Orient. Depuis 2004, nous n'avons déploré aucun attentat ni enlèvement. Nos peshmergas ont accompli et accomplissent encore chaque jour un énorme travail dans des conditions difficiles. Comme vous avez pu vous-même le constater, on peut se promener ici, de jour comme de nuit, sans être inquiété.
Sur le plan institutionnel, aussi, les progrès sont remarquables. Nous avons doté le Kurdistan d'un régime parlementaire et démocratique où toutes les opinions peuvent s'exprimer librement et où la tolérance est de rigueur. Chez nous, il n'existe aucune discrimination ni politique ni religieuse ; chacun peut vivre en paix, quelles que soient ses convictions politiques ou sa religion. À tel point que de nombreux chrétiens du sud de l'Irak ont trouvé refuge au Kurdistan pour échapper aux persécutions : ils se sont installés à Ankawa, Dohouk ou Soulémanyé où ils peuvent pratiquer leur foi, s'exprimer dans leur langue et scolariser leurs enfants dans des écoles chrétiennes. Des écoles que nous finançons si nécessaire.
N. O. - Et sur le plan économique ?
M. B. - Nous nous sommes engagés dans un processus de développement en utilisant les fonds provenant de l'exportation de nos ressources pétrolières et gazières. Notre objectif prioritaire est d'améliorer la vie de nos concitoyens. Pour cela, nous avons bâti des infrastructures modernes : des routes, des centrales électriques, des réseaux d'adduction d'eau destinés à desservir des régions qui en étaient dépourvues. Nous avons également construit des dispensaires et des écoles dans les villages où ils avaient été détruits. Des centres commerciaux sont sortis de terre. Les personnes déplacées qui s'étaient réfugiées dans les bâtiments publics des grandes villes ont été relogées. Il était temps, car leur présence constituait des foyers de tension susceptibles de dégénérer.
Mais tout n'est pas parfait, et de gros dossiers restent en attente : le statut des peshmergas qui, selon la Constitution, devraient être intégrés au sein de l'armée régulière irakienne ; et surtout le statut des régions contestées, en particulier celui de la ville de Kirkouk et des enclaves kurdes de la plaine de Ninive (3), ainsi que le partage des revenus du pétrole et du gaz.
N. O. - Avez-vous bon espoir d'aboutir sur ces trois points ?
M. B. - En ce qui concerne les peshmergas, ce n'est plus qu'une question de temps. En revanche, pour les zones contestées, la négociation est plus difficile. Notre position est claire : nous exigeons purement et simplement l'application de l'article 140 de la Constitution qui prévoit un processus en trois étapes. Mais Bagdad fait traîner les choses en longueur...
Ces trois étapes sont les suivantes : premièrement, une normalisation, c'est-à-dire le départ des personnes envoyées de force par Saddam au Kurdistan et le retour des Kurdes déportés par le même Saddam Hussein (4). Deuxièmement, un recensement dans les zones contestées suivi - troisième étape - d'un référendum sur l'administration de ces dernières. J'insiste, car il s'agit pour nous d'un point essentiel : ces régions sont des régions kurdes. Nous sommes d'accord pour négocier sur l'administration, pas sur le territoire.
N. O. - L'autre pomme de discorde entre vous et le gouvernement central concerne le pétrole et le gaz...
M. B. - Selon la Constitution irakienne, les ressources naturelles appartiennent à l'ensemble de la population. Ce principe a été accepté par tout le monde et personne ne le remet en cause. En revanche, la répartition des produits d'exploitation pose problème. À l'heure actuelle, le Kurdistan reçoit 17 % des revenus du pétrole mais nous voudrions que cet argent nous soit versé directement sans transiter par Bagdad afin d'éviter qu'en cas de problème entre l'entité kurde autonome et le gouvernement fédéral ce dernier utilise la carte pétrolière pour faire pression sur nous.
N. O. - Si j'ai bien compris, vous voulez que le Kurdistan puisse signer directement des accords avec les compagnies pétrolières...
M. B. - C'est exact. Nous souhaitons préserver notre indépendance dans le cadre de l'Irak.
N. O. - On parle souvent de la « malédiction du pétrole », cette incapacité dans laquelle se trouvent les pays producteurs d'utiliser la manne pétrolière pour le bien-être de la population. Comment le Kurdistan peut-il y échapper ?
M. B. - Jusqu'à présent, l'économie du Kurdistan - comme celle de l'Irak - repose entièrement sur l'exploitation du pétrole et du gaz. Nous sommes conscients que cette situation comporte, à terme, des dangers et nous avons réfléchi aux moyens de développer d'autres secteurs d'activité, comme l'agriculture et le tourisme : 80 % de notre budget sont consacrés à la mise en valeur des terres et à l'élevage. Notre objectif est de devenir auto-suffisants en matière alimentaire afin de ne pas dépendre des importations. Ce n'est pas une chimère, car le Kurdistan était autrefois considéré comme le grenier à blé de l'Irak. J'en profite pour saluer l'aide que nous fournit la France en matière agricole. Des experts français s'efforcent de nous réapprendre tous les savoir-faire que nous avons perdus. Certains pilotent même des fermes modèles. Nous avons également mis en chantier plusieurs projets industriels d'envergure, des cimenteries et des centrales thermiques notamment.
En ce qui concerne le tourisme, tout est à faire, mais nous avons une région magnifique et je suis persuadé que dans quelques années les étrangers, y compris les Occidentaux, viendront nombreux …