Les Grands de ce monde s'expriment dans

LA FORCE DE LA SAGESSE

par Jean-Jacques Lafaye, Collaborateur de la revue Politique Internationale depuis 1983

Jean-Jacques Lafaye - Votre Altesse, en tant que chef spirituel des communautés ismaéliennes du monde entier, vous exercez une influence indiscutable sur la scène internationale. Pourtant, vous ne souhaitez pas être considéré comme un acteur politique...
Karim Aga Khan - ...ou comme un politicien. De mon point de vue, même si la foi et les États doivent entretenir des rapports de collaboration et d'estime, le religieux et le politique sont deux choses bien distinctes.
J.-J. L. - Vous incarnez l'institution de l'imamat. Pour vos coreligionnaires, vous êtes le « seigneur » et le « maître ». Comment cette autorité se traduit-elle ?
K. A. K. - En islam - sunnite comme chiite -, l'imam est responsable à la fois de la qualité de vie de ceux qui se réfèrent à lui et de leur pratique religieuse. On ne retrouve donc pas la division qui existe, par exemple, dans l'interprétation chrétienne entre le matériel et le spirituel. La responsabilité d'un imam couvre les deux domaines. Dès lors, ses soucis concernent la sécurité des fidèles, la libre pratique de leur croyance et la qualité de vie que je viens d'évoquer. Je le répète, l'imamat est une institution dotée d'une double mission : assurer la qualité de vie et l'interprétation de la foi.
L'autorité religieuse de l'imam Ismaeli remonte à l'origine du chiisme en islam, quand le prophète Mahomet a mandaté son gendre Ali pour perpétuer son enseignement au sein de la communauté musulmane. Cette autorité se transmet héréditairement aux descendants d'Ali et les Ismaéliens sont les seuls des chiites qui disposent d'un imam vivant - en l'occurrence, moi. Les autres chiites - les duodécimains - révèrent un imam qui est « caché » et qui, le jour du Jugement dernier, reviendra pour participer aux décisions ultimes. Ce qui rend notre imamat unique, c'est la présence de cet imam vivant. Chez les sunnites, c'est tout à fait différent dans la mesure où l'on ne reconnaît pas la notion de continuité d'une autorité religieuse liée à la famille du Prophète.
J.-J. L. - Votre communauté, présente à travers le monde, est donc unique au sein de l'islam...
K. A. K. - Elle est effectivement unique puisqu'elle ne reconnaît qu'un seul imam, lequel exerce son autorité sur l'ensemble des Ismaéliens, partout sur la planète (il y a des communautés ismaéliennes au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie du Sud-Ouest, en Asie centrale, au Canada, aux États-Unis, en Europe...). Cette diversité se traduit dans les traditions culturelles et linguistiques, et même dans une pratique religieuse hétérogène ; mais la reconnaissance d'un seul imam réunit tous les Ismaéliens.
J.-J. L. - Vous êtes le tenant d'un islam humaniste. Comment réagissez-vous aux violents délires verbaux de certains leaders politico-religieux du Moyen-Orient et aux actes terroristes commis au nom de votre religion ?
K. A. K. - J'ai fait des études d'histoire (en particulier à Harvard) et je me sens très mal à l'aise quand je vois que l'on rend la religion responsable de tous les problèmes humains que l'on ne sait pas résoudre. Quand on évoque le « choc des civilisations », je réponds que l'on a affaire, en réalité, à un « choc des ignorances ». J'estime que la plupart des conflits sont adossés à des problèmes essentiellement politiques. J'insiste : il ne s'agit pas de questions de religion, mais de questions de politique ! La religion n'est souvent qu'un prétexte ou, plus encore, un instrument manipulé par des forces politiques. Ainsi, les problèmes du Moyen-Orient ou du Cachemire sont d'abord des problèmes politiques au sens strict, auxquels se sont ajoutées des dimensions de type religieux. Cette dérive n'est pas propre au monde musulman. Les pays chrétiens ont connu les mêmes affres. Prenez seulement le cas de l'Irlande du Nord...
J.-J. L. - En 2007, vous avez célébré le cinquantième anniversaire de votre accession au statut d'imam des ismaéliens. Quels ont été vos plus grands succès sur cette période ?
K. A. K. - L'époque de la guerre froide a représenté un premier défi d'envergure pour moi. Une grande partie de la communauté ismaélienne résidait dans les républiques soviétiques. Elle se trouvait donc sans contact ou presque avec son imam. À cette époque, au-delà des questions brûlantes de l'actualité internationale, nous nous interrogions sur la position que nous devions adopter vis-à-vis des pays communistes.
La situation était extrêmement complexe. Quel rôle pour notre institution dans ce monde où, partout, le dogme communiste affrontait le dogme capitaliste, sans même parler des tensions internes à chaque pays ? Au bout d'une ou deux décennies, nous sommes parvenus à rationaliser toutes nos activités et à faire en sorte que l'imamat dispose d'institutions internationales crédibles, spécialisées et compétentes, capables de fonctionner dans de nombreux pays et d'aider efficacement les Ismaéliens du monde entier.
J.-J. L. - Vous avez été l'un des précurseurs du micro-crédit - un outil financier qui est devenu l'ultime recours du développement des régions pauvres. Comment l'idée vous en est-elle venue ?
K. A. K. - Au début des années 1960, nous avons pris conscience du gouffre horrible - j'utilise des mots forts car la situation était particulièrement dramatique - qui, dans le tiers-monde, séparait les populations rurales des populations urbaines. Les ruraux étaient complètement marginalisés ! Or nous avons découvert que, en Occident comme dans le tiers-monde, les décisions en matière de soutien au développement étaient prises par des organisations « urbaines ». J'entends par là que les « decision-makers » ne connaissaient absolument pas la réalité de la vie des millions d'hommes, de femmes et d'enfants des campagnes, qui restaient comme invisibles, perdus dans des contrées immenses. Les systèmes politiques nationaux ne concernaient pas ces populations, faute de système de recensement et d'élections efficaces... Sous nos yeux, la grande majorité de la population ismaélienne résidant en Afrique et en Asie se trouvait totalement exclue du processus de développement. Cela a représenté, je dois le dire franchement, une affreuse découverte ! En ce début des années 1960, j'ai totalement inversé nos processus de soutien au développement : j'ai …