Entretien avec
Heinz Fischer, Président de la République d'Autriche depuis 2004.
par
Luc Rosenzweig
n° 127 - Printemps 2010
Luc Rosenzweig - On vient de célébrer, en Autriche, le quarantième anniversaire de l'accession de Bruno Kreisky au poste de chancelier. Un poste qu'il a occupé sans interruption de 1970 à 1983. Vous avez été l'un de ses plus proches collaborateurs. Quel bilan tirez-vous de son passage au pouvoir ? Heinz Fischer - Bruno Kreisky a fait entrer l'Autriche dans la modernité. Concrètement, il a donné l'impulsion à d'importantes réformes - comme celles du Code pénal, du droit de la famille ou encore de l'université. C'était, aussi, un grand pédagogue : il savait présenter ses principes politiques avec des mots simples, accessibles à tous. Il a su intéresser aux questions politiques des couches de la population qui s'en détournaient jusque-là. Il a également oeuvré pour plus de justice sociale, notamment en matière d'éducation. Nombreuses sont les personnalités occupant des postes élevés dans l'administration, l'économie ou la politique qui reconnaissent aujourd'hui qu'elles ne seraient pas parvenues là où elles sont sans les réformes introduites par Kreisky. Enfin, en politique étrangère, son horizon était très vaste, ce qui lui a permis de positionner correctement notre pays en Europe et dans le monde. L. R. - Pour vous-même, a-t-il été un patron commode ? H. F. - Mes relations avec lui ont toujours été étroites et chaleureuses... ce qui s'explique, en partie, par le fait qu'il avait vu naître mon épouse en Suède ! Les parents de cette dernière y avaient émigré pendant la période nazie, de même que Bruno Kreisky et sa famille. Mais il pouvait souvent se montrer têtu - voire cabochard - et rejeter brutalement les arguments de ses collaborateurs. Pendant neuf ans, j'ai été son adjoint à la tête du Parti socialiste et je garde d'excellents souvenirs de cette époque. Grâce à ses relations planétaires, j'ai pu participer, par exemple, à un programme de post-doctorants à Harvard ; il m'a également introduit auprès des grands de ce monde, comme son ami Willy Brandt. Je lui dois beaucoup. L. R. - N'a-t-il pas commis quelques erreurs ? H. F. - Je pense, comme bon nombre d'observateurs, qu'il a commis une grave erreur de jugement dans la polémique qui l'a opposé à Simon Wiesenthal (1). Beaucoup lui ont également reproché d'avoir organisé, en 1978, un référendum sur la mise en service de la centrale nucléaire de Zwentendorf. Il avait engagé son prestige personnel dans ce scrutin. Or le peuple s'est prononcé contre la mise en service de la centrale, allant à l'encontre de l'avis du chancelier. Résultat : cette centrale en parfait état de marche et qui avait coûté très cher est, à ce jour, inutilisée ! La politisation de ce scrutin portant sur une question technique lui a été fatale. Enfin, on peut considérer qu'il n'a pas toujours été très avisé dans le choix des membres de ses gouvernements. Je pense, en particulier, au ministre de la Défense Karl Lütgendorf (2). L. R. - À propos de Simon Wiesenthal, un livre récent (3) accuse le « chasseur de nazis » d'avoir menti sur son passé de déporté et sur ses exploits dans la découverte des criminels du Troisième Reich réfugiés à l'étranger... H. F. - Je n'ai pas lu ce livre, mais je peux vous garantir que Kreisky l'aurait lu avec le plus grand intérêt... L. R. - Venons-en à l'Autriche d'aujourd'hui. Lorsque l'on observe le débat public et les résultats des élections européennes - où des formations très hostiles à l'UE ont obtenu des scores impressionnants (4) -, on a l'impression que votre pays est quelque peu fatigué de l'Europe... H. F. - Je décrirais plutôt les choses de la manière suivante. En 1993, à la suite des négociations d'adhésion de l'Autriche à l'UE, un référendum a été organisé. Les deux tiers des électeurs se sont prononcés en faveur de cette adhésion. Aujourd'hui, la situation n'a que peu évolué. Un tiers des Autrichiens demeurent sceptiques ou hostiles à l'Union européenne et à la politique menée à Bruxelles. L. R. - Mais ils sont devenus plus bruyants... H. F. - Je ne suis pas d'accord. Ils étaient beaucoup plus bruyants lors du référendum. Ils avaient alors avancé des arguments insensés ! Ils se sont également fait entendre lors du débat sur le Traité constitutionnel, puis à propos du traité de Lisbonne. Et ils ont donné de la voix à l'occasion de la dernière campagne présidentielle puisque j'ai mis en avant mes convictions européennes alors que mon adversaire, elle, a pris des positions très hostiles envers l'UE. L. R. - Néanmoins, si j'étais autrichien dans les circonstances actuelles - marquées par la crise économique -, j'aurais quelques craintes concernant le poids, au sein de l'UE, des nations petites ou moyennes. N'avez-vous pas peur que les États les plus grands, comme l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni et l'Italie, prennent les choses en main, via le G20 par exemple ? H. F. - J'estime que c'est une bonne chose pour l'Europe que les principaux membres fondateurs de l'UE, comme l'Allemagne et la France, se concertent et prennent des positions convergentes. Ce type de coopération fait avancer l'Europe dans son ensemble. Mais cela ne doit pas conduire à la domination des « grands » sur les États petits et moyens. Ces derniers doivent être considérés comme des partenaires à part entière et être associés aux processus de décision. Les pays que vous avez cités - auxquels j'ajouterais l'Espagne - doivent comprendre que les autres méritent le respect et qu'ils souhaitent préserver leur autonomie. L. R. - On a parfois le sentiment, en France, que l'Autriche est un peu trop arrimée à son voisin allemand et qu'elle défend, au sein de l'Europe, des positions définies à Berlin... H. F. - L'Allemagne est notre voisine, nous partageons la même langue, nous avons vécu ensemble quelques épisodes de l'Histoire récente, nos économies sont étroitement liées... c'est un fait. Mais ce n'est que l'un des aspects de notre relation. Si l'on voit les choses sous un autre angle, on peut constater que, parfois, des frères s'entendent moins bien …
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