Entretien avec
Alastair Crooke
par
Olivier Guez, Journaliste à La Tribune
n° 127 - Printemps 2010
Olivier Guez - Monsieur Crooke, vous avez longtemps été un personnage de l'ombre. Qui êtes-vous et qu'avez-vous fait avant de vous installer il y a peu à Beyrouth ? Alastair Crooke - Mon nom est apparu dans les médias quand je travaillais entre 1997 et 2003 au Moyen-Orient avec Javier Solana, le haut représentant pour la politique étrangère de l'Union européenne. Je vivais à l'époque à Jérusalem. J'ai aussi fait de longs séjours à Gaza, à Ramallah et dans d'autres villes palestiniennes. En tant que diplomate britannique, j'avais été dépêché au Conseil des ministres de l'Union européenne par Tony Blair, alors premier ministre, fort de mon expérience en Irlande du Nord. Blair était alors convaincu que, pour résoudre le conflit israélo-palestinien, il fallait une stratégie à double détente alliant une action diplomatique de haut niveau à une très forte présence sur le terrain. Ma mission consistait à construire des structures de dialogue entre les deux parties, du bas vers le haut. Pendant la seconde Intifada, j'ai personnellement contribué à conclure six cessez-le-feu, notamment à Bethléem où, par deux fois, les tanks israéliens se sont retirés (1). J'ai également participé à la commission du sénateur Mitchell qui a enquêté sur les causes de la seconde Intifada et dont les conclusions ont été publiées en 2001. O. G. - Si mes renseignements sont bons, vous avez également été très impliqué dans la stratégie de désescalade de la violence après le terrible attentat du Dolphinarium à Tel-Aviv en 2001... A. C. - C'est exact. Après cet attentat, il était très vraisemblable qu'Ariel Sharon lancerait une opération militaire de vaste ampleur contre l'Autorité palestinienne. Il fallait l'éviter à tout prix. À cette époque je me rendais tous les jours à la Muqata chez Arafat avec une liste de trois, quatre ou cinq points qu'il devait absolument suivre pour apaiser les Israéliens et éviter leurs représailles. Puis je faisais la tournée des commandants palestiniens - les Tanzim - afin de leur transmettre les instructions de leur président et de les convaincre de les respecter. À Jénine, vingt-quatre parties, dont les fameuses brigades irakiennes (2), étaient impliquées dans les opérations militaires ! Je discutais avec tout le monde. Je dois dire que la présence dans les villes palestiniennes d'un petit groupe d'Européens, détachés de leur ambassade, m'a grandement aidé. Ensuite, j'allais voir les Israéliens. Ces navettes avaient aussi pour but de donner une certaine visibilité à l'Europe. L'UE ne devait pas seulement payer mais jouer un rôle direct sur le terrain. Tout cela s'est arrêté en 2003 lorsque j'ai quitté précipitamment l'administration britannique. O. G. - Pour quelles raisons ? A. C. - En 2003, une hudna, une trêve, avait été conclue entre les Israéliens d'une part, le Hamas et le Djihad islamique d'autre part. Cette trêve dura jusqu'à l'attentat du 19 août 2003, à Jérusalem, qui fit de nombreuses victimes dont plusieurs enfants. L'homme qui s'était fait exploser dans un bus venait d'Hébron. Un de ses parents, membre du Djihad islamique, avait été récemment tué par les Israéliens et son clan avait juré de le venger. Après cet attentat, le gouvernement britannique a demandé à Solana de me congédier. Le lundi suivant, j'avais rassemblé mes affaires et j'étais dehors. O. G. - Vous n'en savez pas plus ? A. C. - Non. J'avais reçu par le passé plusieurs lettres du gouvernement qui me conseillait de faire preuve de plus de réserve dans le conflit. On m'accusait d'être trop proche des positions arabes. O. G. - On raconte qu'avant de travailler pour Solana vous auriez été membre du MI6, les services secrets britanniques... A. C. - J'ai servi le gouvernement britannique de 1974 à 2003. La presse affirme que j'ai travaillé pour les services secrets. Libre à elle de le penser. Je ne ferai aucun commentaire à ce sujet. O. G. - Solana était-il respecté par les régimes arabes ? A. C. - C'est un homme qui, pendant des années, n'a eu quasiment aucun mandat et peu de moyens à sa disposition. Mais dès qu'il y avait un sale boulot à faire, c'est à lui qu'on le confiait. C'est un politicien habile et honnête. Je crois pouvoir dire que, dans la région, il est estimé et respecté. Mais la politique de l'Union européenne, elle, n'est guère appréciée. Et cette défaillance politique de l'UE a fini par rejaillir sur Solana. O. G. - Et de la part des Israéliens ? A. C. - Il a su maintenir des relations cordiales avec les Israéliens. Mais les Israéliens sont généralement sceptiques à l'égard des Européens. O. G. - Même vis-à-vis de Nicolas Sarkozy ou de Mme Merkel ? A. C. - Oui. Les Israéliens ne font véritablement confiance qu'aux Américains. O. G. - Vous disiez que l'action de l'Union européenne est mal perçue par les Arabes... A. C. - Du temps où je travaillais pour l'UE, j'avais le sentiment que les gens se montraient de plus en plus hostiles vis-à-vis de l'Europe, sans doute parce qu'elle a trop suivi la politique américaine en Irak, en Afghanistan ou au Pakistan. D'une manière générale, son action n'est pas assez visible. Et on lui reproche de n'avoir rien fait pour empêcher la situation des Palestiniens de se détériorer. O. G. - Entre-temps, l'Amérique a porté à sa tête Barack Obama qui a tendu à plusieurs reprises la main au monde musulman depuis son élection. Je pense, notamment, au discours du Caire au printemps 2009... A. C. - Le monde arabe et les Iraniens font bien évidemment la distinction avec son prédécesseur. Obama tient un langage différent et développe une autre approche à l'égard du monde musulman. Les dirigeants syriens et iraniens ainsi que les leaders des principales formations islamistes avaient pressenti ce changement de style de la diplomatie américaine au Moyen-Orient. C'est Bachar el-Assad, le président syrien, qui, le premier, a modifié son discours à l'occasion de sommets arabes en 2008. Il a déclaré qu'il fallait cesser de diaboliser l'Amérique comme à l'époque du président Bush et qu'il fallait revenir au dialogue. …
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