Entretien avec
Angela Merkel, Chancelière de la République fédérale d'Allemagne depuis 2005.
par
Monika Piel
n° 127 - Printemps 2010
Jean-Paul Picaper Monika Piel - Madame la Chancelière, vous avez grandi en Allemagne de l'Est. Comment était la vie en RDA ? Angela Merkel - Mes parents nous ont bien élevés, mon frère, ma soeur et moi. Nous avons passé ensemble de belles vacances et vécu des Noëls merveilleux. Je ne dirais pas pour autant que tout était rose en RDA. Le régime est-allemand était fondé sur le non-droit. Il ne procédait pas d'élections libres et secrètes. Pour survivre, le système poussait continuellement les gens à mentir (2). M. P. - Le régime est-allemand voulait faire reculer le christianisme et l'« esprit bourgeois » afin de créer l'« homme nouveau » marxiste-léniniste. Votre père était pasteur de l'Église protestante. Avez-vous ressenti une hostilité particulière envers votre famille ? A. M. - Dans les faits, oui. Ma mère était professeur d'anglais, mais elle n'a jamais eu le droit d'enseigner. Il n'existait pas d'interdiction professionnelle officielle pour les femmes de pasteurs, mais elles n'avaient pas le droit d'occuper un poste qui aurait pu les conduire à influencer d'autres personnes, en l'occurrence des élèves, dans le sens de la morale chrétienne. Par ailleurs, à l'école, il n'y avait pas de catéchisme, mais des cours de religion qui avaient lieu après la fin des classes. Au début de l'année, le professeur demandait : « Qui va au cours de religion ? » Il fallait alors se lever de son banc et se porter volontaire. Ce cérémonial n'était pas très agréable. M. P. - Mais vous n'étiez pas seule dans cette situation ? A. M. - Certes non. Nous habitions à la campagne. Dans ma classe, au niveau du baccalauréat, nous étions 50 à 60 % à avoir fait notre confirmation et à avoir participé en même temps à la consécration de la jeunesse (3). Pourtant, tout était fait pour nous décourager. On nous obligeait, par exemple, à chanter dans une chorale. La direction de l'école tentait systématiquement de fixer les horaires de cette chorale pendant les heures de cours de religion. Huit semaines se passaient, au début de chaque année scolaire, jusqu'à ce que les cours de religion trouvent une petite place tranquille dans le programme de la journée, après 17 heures, et que nous puissions y assister. C'est à coups de vexations de ce genre que l'on cherchait à nous tenir en laisse... M. P. - Vous n'étiez donc pas une petite minorité, vous autres les chrétiens ? A. M. - À l'école primaire, nous étions environ un tiers de chrétiens parmi les élèves. Dans le secondaire, nous étions bien plus nombreux car beaucoup de jeunes issus de familles paysannes des villages environnants nous avaient rejoints. Une fois mes études achevées en RDA, j'ai travaillé à l'Académie des sciences, dans la recherche. Il m'aurait été plus difficile d'obtenir un poste à l'université au contact des étudiants. Les autorités auraient pu craindre que je diffuse des idées ne relevant pas de la doctrine officielle. M. P. - Votre famille faisait-elle l'objet d'une surveillance particulière ? A. M. - Oui et non. D'un côté, comme de toute manière les autorités n'attendaient rien de bon de la famille d'un pasteur, on nous laissait relativement en paix. Par exemple, à l'école, on demandait aux élèves si leurs parents regardaient la télévision occidentale. Moi, j'étais dispensée de cette question (4). Mais, d'un autre côté, il fallait tourner chaque mot trois fois dans sa bouche avant de le prononcer pour peu qu'il ait un rapport quelconque avec la politique. Un jour ou l'autre, tout enfant commet une erreur de langage. Ainsi apprenait-on peu à peu à tenir sa langue. M. P. - Après la chute de la RDA, comment avez-vous réussi à devenir ce que vous êtes ? A. M. - Après la chute du mur de Berlin et la réunification, j'ai fait campagne en 1990 pour la députation au Bundestag dans une circonscription électorale de l'ex-RDA. Il m'a fallu apprendre ce travail. Ce n'était pas rien, c'était comme marcher sur la corde raide. Mais cela m'a poussée en avant, c'était un défi à relever. M. P. - Diriger un ministère n'était pas une sinécure... A. M. - Quand, en 1991, j'ai été nommée ministre pour la première fois, à la Jeunesse et à la Condition féminine, et que Mme Ursula Lehr (5), qui m'avait précédée à ce poste, prit congé de moi en me souhaitant bonne chance, je me suis retrouvée dans une salle où l'on m'a présentée à mes futurs collaborateurs. Aux murs étaient accrochés les portraits des ministres qui avaient occupé ces fonctions. On m'a dit : « Faites bien attention. Il y en a qui sont vite partis parce qu'ils n'étaient pas à la hauteur. Et ceux qui le sont ne restent pas longtemps non plus. » C'était vraiment très encourageant ! Mais, finalement, je m'en suis bien sortie... M. P. - Vingt ans plus tard et connaissant tous les obstacles qu'il vous a fallu surmonter, seriez-vous prête à recommencer ? A. M. - Absolument. Les années 1989-1990 étaient des années passionnantes. J'ai senti que nous vivions un tournant historique. Des occasions se présentaient à nous qui ne reviendront jamais plus. Notre génération peut être fière d'avoir vécu une expérience aussi forte. Si c'était à refaire, je le referais sans hésiter. M. P. - Est-ce votre exemple personnel qui vous à incitée à nommer au ministère de la Famille une jeune femme à laquelle on a reproché de n'avoir pas assez d'expérience (6) ? Est-ce parce que vous êtes bien placée pour savoir que, lorsqu'une personne est douée, rien ne lui résiste ? A. M. - L'essentiel, c'est de ne pas planer au-dessus des réalités. Quand on entreprend une nouvelle tâche, il faut s'appliquer dans son travail, garder son calme et débroussailler un terrain sûr autour de soi avant de démarrer. Ceux qui procèdent ainsi ont toutes les chances de réussir. Je fais confiance à cette jeune femme. M. P. - Il faut probablement avoir aussi des nerfs solides. Après votre premier portefeuille ministériel, vous …
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