Entretien avec
Bernard Squarcini
par
Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
n° 127 - Printemps 2010
Isabelle Lasserre - Monsieur Squarcini, où en est la menace terroriste en France ? Bernard Squarcini - Dans notre pays, la menace islamiste reste à un niveau très élevé. Surtout celle qui vient d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) (1). Pour plusieurs raisons. D'abord, il existe un lien historique et géographique entre la France et les pays du Maghreb. Depuis l'attentat du RER B (2) en 1995, le modus operandi des terroristes a évolué : issu d'une scission du GIA, le GSPC (3) s'est mué en AQMI. Quant à Al-Qaïda, elle est devenue une menace globale et compte plusieurs affiliés. Par ailleurs, sur notre propre territoire, le phénomène de radicalisation tend à se développer. En 1995, la menace salafiste était directement importée d'Algérie. Aujourd'hui, elle émane d'une zone beaucoup plus vaste, qui couvre tous les pays du Maghreb et s'étend peu à peu au Sud. En quinze ans, malgré les efforts des différents services, malgré les progrès de la coopération internationale, l'islamisme militant a gagné de nouveaux pays : le nord du Mali (où se sont installées les katibates sahéliennes d'AQMI qui ont dû fuir Alger sous la pression militaire et policière), le Niger, la Mauritanie et, depuis peu, le Sénégal. Dans quinze ans, le danger sera peut-être descendu encore plus au sud... Nous avons mis au jour des filières de combattants au départ de l'Europe (et notamment de la Belgique, pour l'une de nos affaires) qui transitent par la Turquie et l'Iran pour aller faire le djihad en Afghanistan. Ces gens imprégnés d'idéologie radicale, qui se sont formés aux techniques de la guérilla, peuvent revenir en Europe pour y commettre des attentats. Enfin, nous sommes confrontés au problème de la radicalisation de ceux qui ont basculé dans le fanatisme religieux et qui, eux aussi, proposent spontanément leurs services à l'« organisation ». I. L. - La France est-elle particulièrement visée ? B. S. - Au sein de l'Europe, la France est l'un des pays les plus concernés par la menace terroriste, avec la Grande-Bretagne, l'Espagne et l'Allemagne. Le débat sur l'identité nationale et sur le port du voile, notre participation à des opérations extérieures dans des pays musulmans où les radicaux exigent le « départ des croisés » : tous ces facteurs contribuent à nous désigner comme cibles. Le président de la République a changé la posture diplomatique de la France. Par la nouvelle impulsion donnée aux relations avec la Libye, le Qatar, la Syrie et la Turquie, nous marquons notre détermination à lutter contre le terrorisme, ce qui peut renforcer la volonté de certains de s'en prendre à la France. Mais c'est le prix à payer pour avoir une chance de résoudre certains conflits. C'est aussi le prix à payer si l'on veut sauvegarder un format de veille opérationnelle de qualité sur notre sol. Nous ne pouvons plus vivre dans notre « splendide isolement ». Si la France est une grande nation, il faut qu'elle le démontre, le décline au quotidien et, donc, qu'elle prenne des risques. Ces risques existaient déjà lorsque les parachutistes français sont morts dans l'immeuble du Drakkar au Liban en 1983 (4). Mais c'est la première fois que les services de renseignement relevant du ministère de la Défense (DGSE, DPSD, DRM) et celui qui est rattaché au ministère de l'Intérieur (DCRI) travaillent sur les mêmes dossiers et partagent les mêmes objectifs. Car ce sont les mêmes personnes qui partent faire le djihad sur les théâtres d'opérations extérieures et qui reviennent chez nous pour endoctriner des civils ou passer à l'acte. La distinction menace extérieure/menace intérieure a disparu. C'est le drapeau français qui est visé, qu'il soit « planté » sur le territoire national ou à l'étranger. Dans les pays de la zone sahélo-saharienne et en général dans les zones de djihad, l'enlèvement de ressortissants français - journalistes, membres d'ONG, expatriés, etc. - est une réalité préoccupante. I. L. - Combien d'attentats parvenez-vous à déjouer chaque année en France ? B. S. - C'est très délicat à évaluer, étant donné que nous intervenons la plupart du temps très en amont. En moyenne, on pourrait les estimer à environ deux par an. Mais c'est un chiffre aléatoire par définition. La DGSE parvient aussi à prévenir des actions à l'étranger. I. L. - Plus concrètement, pouvez-vous nous parler des projets d'attentats fomentés contre vos locaux en 2008 et dans la banlieue parisienne, à Saint-Denis, en 2009 ? B. S. - L'affaire de Saint-Denis a eu lieu au moment de l'intervention israélienne à Gaza ; c'est de là que venait le terroriste. Cet individu, qui avait des liens avec la France, a été arrêté alors qu'il essayait de passer en Égypte. Il voulait s'en prendre à la communauté israélite de France. Plus exactement, il avait prévu de s'attaquer à un lieu de collecte de fonds en faveur d'Israël. C'était donc une action ciblée. Quant au projet fomenté contre la DCRI, fin 2008, il s'agissait d'un véhicule piégé qui devait être utilisé contre le nouveau service de renseignement (ou contre un autre bâtiment public d'ailleurs) avec une forte quantité d'engrais azoté. Depuis, les mesures de sécurité ont été renforcées. I. L. - Est-il possible de mesurer quantitativement le phénomène des conversions en France ? B. S. - Vous me demandez de chercher une aiguille dans une botte de foin... De nos jours, sous l'effet de la crise des valeurs, certaines personnes expriment le besoin de redonner un peu de sens à leur vie. Autrefois, elles auraient peut-être choisi de militer dans des partis qualifiés d'extrêmes. Aujourd'hui, elles décident de se convertir. Les 5 ou 6 millions de musulmans qui pratiquent tranquillement leur culte au sein des mosquées ne sont pas en cause. Parmi eux, seule une minorité s'engage dans la voie de l'extrémisme religieux. Cette petite frange extrémiste attire l'attention et exige un suivi particulier. C'est la même chose en ce qui concerne les convertis. Ce phénomène de radicalisation peut se traduire par un endoctrinement idéologique, un basculement vers la violence ou l'apprentissage de la guérilla. Certains se convertissent, restent …
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