Entretien avec
Mikhail Prokhorov, Homme d'affaires
par
Patrick WAJSMAN
n° 127 - Printemps 2010
Patrick Wajsman - Monsieur Prokhorov, vous aviez 26 ans au moment de la chute de l'URSS. À quel moment avez-vous réalisé que le modèle communiste était irrémédiablement dépassé, que quelque chose s'était cassé ? Mikhaïl Prokhorov - Je pense que le pays l'a compris en août 1991. Pour ma part, j'en avais probablement pris conscience plus tôt. J'ai fait mes études à la faculté des relations économiques internationales de l'Institut d'État des finances de Moscou. Nous avions d'excellents professeurs qui comprenaient parfaitement l'inefficacité de l'économie socialiste. Cette inefficacité, chacun la constatait tous les jours. Un exemple qui en dit long : notre pays occupait le premier rang mondial en matière de production de chaussures ; or les gens faisaient la queue pendant des heures pour acheter des chaussures d'importation ! J'ai vu de mes yeux des entrepôts remplis de millions de paires de chaussures dont personne ne voulait. Personnellement, j'ai commencé à faire des affaires dès l'époque où j'étais étudiant. L'URSS existait encore. Fin 1987, une loi autorisant la mise en place de « coopératives » (des petites entreprises privées) a été promulguée. Avec des amis, nous avons alors fondé une coopérative de délavage de jeans. Les jeans délavés étaient très à la mode à l'époque... P. W. - Avant même la chute du Mur de Berlin, vous aviez donc saisi que le système soviétique n'était pas tenable... M. P. - À vrai dire, j'étais loin d'être le seul ! Beaucoup de gens voyaient que ce système était en train d'expirer. P. W. - Quelle vision aviez-vous du camp capitaliste ? M. P. - Il faut savoir que je n'étais pas exactement dans la même situation que la plupart des autres étudiants. En effet, mon père travaillait au Comité des sports de l'URSS, où il était responsable des relations internationales. Il voyageait régulièrement à l'Ouest. Il connaissait bien la culture occidentale. Il m'a toujours incité à penser par moi-même, à agir de façon indépendante et à prendre des décisions de façon responsable. P. W. - Votre pensée coïncidait donc déjà, virtuellement, avec l'esprit d'entreprise propre au camp capitaliste ? M. P. - Disons que j'étais déjà familier avec le mode de pensée occidental. À l'université, nous étudiions l'économie internationale. Et même si l'enseignement qu'on nous dispensait était marqué par l'idéologie communiste, il était impossible de ne pas voir le décalage entre l'économie communiste et celle des pays de l'Ouest. P. W. - Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vos études ? M. P. - J'ai fait mes études secondaires dans un lycée où l'on apprenait à très bien parler l'anglais. Et mes études supérieures dans une université respectée. À l'époque, apprendre les relations économiques internationales, c'était un privilège. J'ai également intégré le Parti communiste. Comme tout le monde, j'ai fait mon service militaire. Une fois leur diplôme universitaire en poche, les étudiants étaient placés dans des administrations prestigieuses : soit à la Banque de commerce extérieur, soit dans l'une des banques chargées des opérations en devises étrangères. C'est précisément dans l'une de ces banques que j'ai commencé à travailler : la Banque internationale pour la coopération économique, l'ancienne Banque du Comecon. P. W. - Aviez-vous une vision claire de ce que vous alliez faire dans la vie ? Est-ce que vous vous disiez déjà que vous seriez un jour un homme d'affaires richissime ? M. P. - À l'époque soviétique, les plans de carrière étaient très clairs, on pouvait les faire vingt ans à l'avance. Moi, en revanche, j'étais un cas particulier parce que, dès mes années universitaires, grâce à mes débuts d'entrepreneur, j'avais pris goût à la liberté économique et à l'autonomie financière. À la fin de mes études, je possédais déjà plusieurs compagnies qui faisaient travailler, au total, environ 500 personnes ! J'ai beaucoup recruté parmi mes condisciples de l'Institut des finances. Les meilleurs d'entre eux ont formé mon équipe rapprochée. C'est avec eux que je me suis lancé dans le « grand business » et, à ce jour, la plupart de ces anciens camarades sont toujours à mes côtés. P. W. - Quel était, au juste, ce business que vous avez lancé pendant vos études ? M. P. - Quand nous sommes rentrés du service militaire, nous avons commencé par décharger des wagons pour obtenir un peu d'argent de poche. C'était le seul moyen légal de gagner de l'argent. Et dès qu'il fut autorisé de monter des entreprises privées, nous nous sommes lancés dans l'aventure. Résultat : à la fin de mes études, quand j'ai commencé à travailler à la banque, j'avais déjà une expérience de trois ans de l'économie de marché et, comme je vous l'ai dit, je possédais et contrôlais plusieurs entreprises. P. W. - Avez-vous toujours eu l'ambition de bâtir une très grosse fortune ? M. P. - Absolument pas. Je n'y ai jamais pensé. Je voulais seulement assurer mon indépendance financière. Et quand je me suis mis à décharger des wagons, j'ai immédiatement commencé à gagner plus d'argent que mon père. J'étais heureux d'apporter ma contribution au budget de la famille. Mais jamais je n'ai dit à mon père que je gagnais plus que lui ! P. W. - Quand vous étiez encore enfant, de quel destin rêviez-vous ? M. P. - Dès mes premières années, j'ai remarqué que l'argent venait naturellement vers moi. Quand j'étais tout petit, je ramassais souvent des pièces de monnaie par terre : sur les plages, dans les magasins, dans la rue... Du coup, quand je suis devenu, assez rapidement, un homme d'affaires prospère, mes proches ne s'en sont pas étonnés outre mesure ! P. W. - Êtes-vous d'accord avec cette phrase d'Oscar Wilde : « Quand j'étais jeune, je croyais que l'argent était ce qu'il y a de plus important ; et maintenant que je suis plus âgé, je sais que c'est vrai ! » ? M. P. - Pas vraiment. Pourtant, il existe une histoire drôle qui semble faire écho à la phrase de Wilde que vous venez de citer. Un vieux pêcheur pêche …
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