Les Grands de ce monde s'expriment dans

HAITI, ANNEE ZERO

Le 12 janvier 2010, à 16h53, la terre tremble à Port-au-Prince, la capitale d'Haïti. Les destructions sont immenses et le bilan humain, terrible : on dénombre 300 000 victimes, soit près de 3 % de la population totale, et une grande quantité de blessés. Pays exsangue, déjà extrêmement pauvre, Haïti est dévastée. Elle reçoit immédiatement un tsunami d'aides et de promesses de la part de la communauté internationale. Les États-Unis sont les plus généreux : ils dépêcheront au total 15 000 GI's. Deux mois plus tard, les puissances du monde se retrouvent à New York afin d'organiser la reconstruction d'Haïti. Budget promis : plus de 5 milliards de dollars pour les deux prochaines années (une bonne part du premier milliard a déjà été décaissée).Située entre les deux Amériques, sur la route de la drogue, Haïti est aussi l'un des rares points d'ancrage de la francophonie dans cette partie du monde. Accessoirement, c'est également un marché potentiel de dix millions d'habitants. Mais l'argent et les lointaines perspectives économiques ne suffisent pas. Il faut un plan d'action, une volonté politique, un schéma de reconstruction. Personne ne semble le connaître. Rien ne vient. Comment reconstruire l'État ? Là est le véritable défi des donateurs. Leur casse-tête.
Sur le terrain, les ONG s'installent. Les mois passent... et rien ne bouge. Les Haïtiens vivent sous des tentes, dans le royaume de la débrouille. Le choc du séisme a été tel que, longtemps, la parole publique avait disparu : le président René Préval, qui a trouvé son palais effondré au milieu de la ville et qui s'est dit lourdement choqué, s'est peu exprimé devant la presse. Il nous a réservé l'une de ses premières grandes interviews.
Agronome de formation né en 1943, M. Préval est entré en politique à 40 ans, presque par hasard. Au début des années 1980, pendant le règne de « Baby Doc » (1), il milite au sein des comités de résistance à la dictature. Très vite, il accompagne la fulgurante ascension du « curé défroqué », Jean-Bertrand Aristide. Il participe à l'émergence du mouvement « Lavalas » qui s'organise autour d'un projet ambitieux : « Passer de la misère indigne à la pauvreté digne. » Lorsque « Titid » est élu en 1991, c'est tout naturellement qu'il choisit René Préval comme premier ministre. Après quelques mois aux affaires, un coup d'État renverse le duo (2). Deux ans plus tard, Aristide est réinstallé au pouvoir par les États-Unis et nomme Préval à la tête d'un fonds social. Aristide achève son mandat en 1996. René Préval - toujours allié d'Aristide - est alors élu président de la République. Il occupe ce poste jusqu'en 2001. Au terme de son mandat, il se retire à Marmelade, ville d'origine de son père, pour y mener des activités de développement local. Aristide est élu président une fois de plus mais, lourdement contesté, accusé de « dérive mafieuse » et de corruption, il démissionne, en 2004, sous la pression de la rue, de la France et des États-Unis, et s'exile en Afrique du Sud, cédant la place à un gouvernement de transition qui durera deux ans. En 2006, René Préval se présente de nouveau à la présidentielle. Il est élu au premier tour.
Le président - dont l'élection a reçu la bénédiction de la communauté internationale - domine largement la scène politique haïtienne. Quatre ans durant, le pays renoue avec la croissance et la situation politique se stabilise. C'est dans ce contexte de relative embellie que survient le tremblement de terre.
En raison de la catastrophe, les élections législatives prévues pour février 2010 sont repoussées à la fin de l'année et l'état d'urgence est décrété. Un amendement du Parlement haïtien prolonge le mandat de René Préval jusqu'au 14 mai 2011 (au lieu du 7 février 2011, date initialement prévue). L'opposition, pour sa part, demeure largement inaudible. La Constitution lui interdisant d'effectuer un troisième mandat, René Préval se retirera l'année prochaine.
Être un homme politique en Haïti enseigne l'humilité. Depuis l'indépendance obtenue en 1804, la crise est permanente : coups d'État, dictatures, invasions et occupations étrangères. Dans un pays où le chômage avoisine les 70 % et où la population manque de tout, à commencer par l'éducation, le chaos n'est jamais loin.
Pour conserver le pouvoir dans un État aussi faible qu'Haïti, il faut pouvoir compter sur certains amis. René Préval a su se faire apprécier des États-Unis, mais aussi du Venezuela (Hugo Chavez lui fournit du pétrole à un prix préférentiel), des frères Castro et de la France. Afin de garder de bonnes relations avec des partenaires aussi divers, M. Préval cherche constamment le plus petit dénominateur commun de leurs intérêts parfois contradictoires.
Ce bout d'île est hautement symbolique : premier espace du Nouveau Monde découvert par Christophe Colomb et premier pays décolonisé, il demeure, du fait de sa pauvreté endémique, un défi pour la communauté internationale... et, aussi, sa mauvaise conscience.
G. M. Guyonne de Montjou - Monsieur le Président, 400 camps de tentes sont installés à Port-au-Prince depuis le séisme. Comment gérez-vous la situation ?
René Préval - Vous savez, 300 000 morts à enterrer en quelques jours, c'est beaucoup. 400 000 blessés à soigner, c'est immense. 1 million et demi de personnes dans la rue, c'est gigantesque... Heureusement, nous avons reçu une aide internationale importante ! Il fallait fournir de l'eau, de la nourriture et des tentes à ces gens qui étaient dans la rue. Aujourd'hui, tout le monde a des tentes, mais celles-ci sont souvent « surchargées ». Cette vie est difficilement supportable. Je sais de quoi je parle : chez moi, depuis que la maison s'est effondrée, mes filles vivent, elles aussi, sous des abris de fortune.
C'est vrai, la ville se situe sur une faille ; et il est vrai, aussi, qu'un nouveau tremblement de terre peut survenir à n'importe quel moment. Pis : la prochaine fois, l'épicentre peut se trouver exactement sous la capitale ! Il n'empêche que je crois qu'on peut reconstruire ici, à condition de bâtir correctement. Regardez ce qui s'est produit au Japon ou au Chili après les tremblements de terre qui s'y sont produits : on y a reconstruit des villes entières, en respectant des normes anti-sismiques draconiennes. Nous devons faire de même.
G. M. - Que proposez-vous aux 40 000 déplacés qui se trouvent en ce moment dans des zones dangereuses et inondables (3) ?
R. P. - Nous essayons d'encourager les gens à retourner chez eux si leur maison tient encore debout. Mais ils ont peur de se trouver dans un bâtiment en ciment. Alors, on tente de leur proposer d'autres camps, montés un peu plus loin, sur des zones stables. Le problème, c'est que la plupart d'entre eux ne veulent pas s'éloigner de leur quartier. Car c'est là qu'ils vivent, qu'ils ont leurs amis, leurs parents, parfois leur travail. Ils préfèrent encore se débrouiller dans leur environnement familier. Nous leur proposons du « cash for work » (4) pour déblayer et installer peu à peu des abris de transition sur les lieux sinistrés.
G. M. - Ne craignez-vous pas que le provisoire devienne définitif ?
R. P. - Lorsque la population vit sous des tentes, elle n'est pas dans des conditions de vie normales. Il ne faut pas que cette situation perdure. Or tant qu'on continuera à aider les gens dans les camps, ceux-ci ne se désengorgeront pas.
G. M. - Précisément, allez-vous cesser de les aider afin qu'ils quittent les camps ?
R. P. - Je n'ai pas dit cela. Je crois qu'il faut encore accompagner la population. Mais l'aide n'a qu'un temps. Ne perdons pas de vue l'objectif essentiel, qui est de créer des emplois pour que les habitants puissent se payer les biens et les services qu'ils désirent.
G. M. - Les gens ne s'ennuient-ils pas dans ces camps de toile, sans travail ?
R. P. - Peut-être ! Mais ils ne travaillaient pas davantage avant ! …