Les Grands de ce monde s'expriment dans

LA LONGUE MARCHE DE L'AFRIQUE DU SUD

À 75 ans, André Brink fait partie, avec Nadine Gordimer et John Maxwell Coetzee (récompensés par le prix Nobel de littérature), des très grands écrivains d'Afrique du Sud. Tous trois sont blancs, mais profondément marqués par l'apartheid - un régime qu'ils ont combattu sans répit dans leur oeuvre littéraire. Alors que John Maxwell Coetzee a quitté l'Afrique du Sud en 2002 pour s'installer en Australie, André Brink, pour sa part, présente sa décision de rester vivre au Cap comme un acte de résistance à la peur qu'inspire la criminalité et à la difficulté, éprouvée par beaucoup de Sud-Africains blancs, de ne plus être qu'une minorité. Lui aussi nobélisable, il fait partie de ces intellectuels, très rares en Afrique du Sud, qui se servent de leur autorité morale pour élever une voix critique. Il est le seul - avec l'archevêque anglican Desmond Tutu, ancien héros de la lutte contre l'apartheid et président de la Commission vérité et réconciliation (TRC) - à oser dénoncer ouvertement les dérives du Congrès national africain (ANC), au pouvoir depuis 1994. La corruption des nouvelles élites noires ; l'ampleur des problèmes sociaux ; la question de la relève politique au sein de l'ANC, que posent des jeunes radicaux comme Julius Malema (1) : tout l'inquiète. Il est de ceux qui vénèrent Nelson Mandela, icône internationale qui a reçu chez lui l'écrivain et sa jeune épouse, Karina, une Polonaise de 34 ans. Grand moment d'émotion : Mandela lui a confié que ses livres, lus en prison, avaient contribué à changer son point de vue sur la communauté blanche en Afrique du Sud. La prise de conscience politique d'André Brink remonte à un demi-siècle. Le 21 mars 1960, alors étudiant à la Sorbonne, âgé de 25 ans, il éprouve un choc existentiel dans le jardin du Luxembourg, à Paris, à l'annonce du massacre de Sharpeville : la police avait tiré sur une foule de manifestants noirs, sans sommation, faisant 69 morts. L'ANC bascule dans la lutte armée. Ardent lecteur d'Albert Camus, le jeune écrivain ne peut se résoudre aux grandes ni aux petites compromissions. Alors qu'il meurt d'envie de s'installer dans le bouillon culturel du Paris des années 1970, il rentre au pays et se lance dans un long combat contre l'absurdité de l'apartheid.
Son premier roman, Au plus noir de la nuit, publié en 1973, sera aussitôt interdit, comme nombre de ceux qui suivront... mais qui n'en deviendront pas moins des classiques. L'auteur censuré ne cède rien, jamais, devenant un héros dans sa communauté et servant d'exemple à la fronde des jeunes Afrikaners qui critiquent ouvertement le régime et désertent l'armée après les émeutes sanglantes de Soweto, en juin 1976. Observateur perspicace de l'évolution de l'Afrique du Sud depuis des décennies, André Brink, d'abord et avant tout fidèle à lui-même, demeure un homme engagé.
S. C. Sabine Cessou - Avec la Coupe du monde de football, les projecteurs ont été braqués sur l'Afrique du Sud pendant un mois entier. De nombreux observateurs avaient douté de la capacité du pays à organiser le tournoi. Ces doutes vous paraissaient-ils justifiés ?
André Brink - J'ai moi-même été sceptique quant à l'idée d'organiser la Coupe du monde de football en Afrique du Sud. Je ne suis pas certain que le pays a eu raison de se permettre cette énorme dépense. Notre économie va-t-elle tirer du Mondial tous les bénéfices espérés ? Il est encore trop tôt pour le dire. Malgré tout, la Coupe du monde de football aura été une expérience extraordinaire du point de vue de la construction de notre nation. Je m'en suis rendu compte avant même qu'elle ne commence. Dans certains stades, les spectateurs noirs et blancs se sont réunis, donnant l'impression de partager une vision et des idéaux communs pour l'avenir. Ce simple fait représente en soi un progrès spectaculaire.
S. C. - La Coupe du monde aura-t-elle des conséquences politiques ?
A. B. - L'événement devrait générer de la sympathie à l'égard de l'Afrique du Sud à travers le monde. Reste à espérer que le gouvernement saura traduire cette sympathie en bénéfices concrets ! Tant de problèmes doivent encore être résolus : la pauvreté ; le logement ; les routes ; le fonctionnement des services publics de base dans les endroits situés à l'écart des grandes villes, etc. Hélas, ces dernières années, les responsables politiques, tirant profit d'une corruption en augmentation constante, ont surtout paru intéressés par la création de richesses pour eux-mêmes, leur famille et leurs amis...
Le meilleur effet que pourrait avoir la Coupe du monde ? Contribuer à ce que les discours radicaux se dissolvent dans un sentiment d'unité nationale. Mais le potentiel de nuisance de Julius Malema - le président radical de la Ligue des jeunes du Congrès national africain (ANC) - et de ses partisans m'inquiète beaucoup. Tout se passe comme si Jacob Zuma lui-même avait peur de Julius Malema, comme s'il voulait le satisfaire ! Or Malema n'a pas d'éducation et aucune sophistication... Il défend quelques idées anachroniques telles que la nationalisation des mines. Son influence, cependant, paraît bien réelle. De ce point de vue, ce qui se passera après la Coupe du monde sera très important. Les dirigeants vont-ils enfin se mettre réellement au service de l'énorme majorité des gens qui ont besoin d'aide ? Y aura-t-il une nouvelle donne en Afrique du Sud ? Depuis les premières élections démocratiques, en 1994, une bonne partie des habitants n'ont pas vu beaucoup de changements se produire dans leur vie...
S. C. - La situation actuelle était-elle impensable dans l'Afrique du Sud de la fin de l'apartheid ?
A. B. - Absolument impensable ! Jusqu'au matin même des élections du 27 avril 1994, il y avait des attentats, des massacres entres partisans de l'ANC et les nationalistes zoulous de l'Inkhata (2)... Et soudain, la violence a cessé. Ce fut …