Olivier Guez - Professeur Figes, quel regard la société russe porte-t-elle sur la période stalinienne ?
Orlando Figes - Longtemps le sujet a été tabou. Les gens en discutaient discrètement, dans leur cuisine, « à la soviétique ». La société russe a commencé à se pencher sérieusement sur son passé à la fin des années 1980, au moment de la glasnost. L'ampleur des crimes était telle que cette prise de conscience a créé un véritable traumatisme. La révélation du pacte germano-soviétique et des erreurs stratégiques commises par Staline avant et après l'offensive allemande de juin 1941 ont également provoqué un choc dans l'opinion. Mais, fondamentalement - et je peux en témoigner personnellement dans la mesure où mon livre, Les Chuchoteurs, est basé sur des centaines d'entretiens -, les survivants ne veulent pas parler. Il faut vraiment insister pour qu'ils se livrent. Ils ne souhaitent pas évoquer ce qu'ils ont vécu avec leurs petits-enfants de peur de les heurter. Cette période effroyable a été refoulée dans des zones interdites de la mémoire des derniers témoins. Sans doute ne sont-ils pas très à l'aise non plus en raison des compromissions auxquelles ils ont été contraints pour survivre, notamment au moment de la grande Terreur de 1937-1938.
O. G. - Comment avez-vous procédé pour recueillir leurs témoignages ?
O. F. - Ce fut très difficile. La société russe contemporaine est une société post-traumatique, une société du déni. Combien de fois ai-je entendu que la Russie n'avait pas besoin de gens comme moi ! Que les Russes avaient lu Soljenitsyne et que cela leur suffisait ; que je ferais mieux de dénoncer les pages sombres de l'histoire britannique plutôt que de m'attarder sur celles de la Russie ! Nous, les chercheurs étrangers, avons tous été confrontés à ce genre de réactions nationalistes. Quant aux organisations comme Mémorial, les autorités font tout pour leur mettre des bâtons dans les roues. Si le pouvoir réagit de manière aussi hystérique, c'est que la société n'a pas réglé ses comptes avec le passé. La société russe est toujours hantée par le fantôme de Staline.
O. G. - Votre livre Les Chuchoteurs montre l'impitoyable cruauté du régime stalinien ainsi que les souffrances endurées par la population. A-t-il été publié en Russie ?
O. F. - Il devait sortir, mais le contrat a été annulé à la dernière minute. J'ai signé un nouveau contrat bien qu'aucune date de publication n'ait encore été fixée. On m'annonce un petit tirage de 1 000 à 2 000 exemplaires. J'attends de voir.
O. G. - Comment le fantôme de Staline hante-t-il la Russie de Vladimir Poutine ?
O. F. - Quand une société a été meurtrie comme l'a été la société russe pendant des décennies ; quand les gens ont souffert dans leur chair, ont eu la peur au ventre pendant si longtemps et à intervalles réguliers - la guerre civile après la révolution, la campagne contre les koulaks, la Terreur de 1937-1938, les purges de 1948... - au point de sombrer dans la …
Orlando Figes - Longtemps le sujet a été tabou. Les gens en discutaient discrètement, dans leur cuisine, « à la soviétique ». La société russe a commencé à se pencher sérieusement sur son passé à la fin des années 1980, au moment de la glasnost. L'ampleur des crimes était telle que cette prise de conscience a créé un véritable traumatisme. La révélation du pacte germano-soviétique et des erreurs stratégiques commises par Staline avant et après l'offensive allemande de juin 1941 ont également provoqué un choc dans l'opinion. Mais, fondamentalement - et je peux en témoigner personnellement dans la mesure où mon livre, Les Chuchoteurs, est basé sur des centaines d'entretiens -, les survivants ne veulent pas parler. Il faut vraiment insister pour qu'ils se livrent. Ils ne souhaitent pas évoquer ce qu'ils ont vécu avec leurs petits-enfants de peur de les heurter. Cette période effroyable a été refoulée dans des zones interdites de la mémoire des derniers témoins. Sans doute ne sont-ils pas très à l'aise non plus en raison des compromissions auxquelles ils ont été contraints pour survivre, notamment au moment de la grande Terreur de 1937-1938.
O. G. - Comment avez-vous procédé pour recueillir leurs témoignages ?
O. F. - Ce fut très difficile. La société russe contemporaine est une société post-traumatique, une société du déni. Combien de fois ai-je entendu que la Russie n'avait pas besoin de gens comme moi ! Que les Russes avaient lu Soljenitsyne et que cela leur suffisait ; que je ferais mieux de dénoncer les pages sombres de l'histoire britannique plutôt que de m'attarder sur celles de la Russie ! Nous, les chercheurs étrangers, avons tous été confrontés à ce genre de réactions nationalistes. Quant aux organisations comme Mémorial, les autorités font tout pour leur mettre des bâtons dans les roues. Si le pouvoir réagit de manière aussi hystérique, c'est que la société n'a pas réglé ses comptes avec le passé. La société russe est toujours hantée par le fantôme de Staline.
O. G. - Votre livre Les Chuchoteurs montre l'impitoyable cruauté du régime stalinien ainsi que les souffrances endurées par la population. A-t-il été publié en Russie ?
O. F. - Il devait sortir, mais le contrat a été annulé à la dernière minute. J'ai signé un nouveau contrat bien qu'aucune date de publication n'ait encore été fixée. On m'annonce un petit tirage de 1 000 à 2 000 exemplaires. J'attends de voir.
O. G. - Comment le fantôme de Staline hante-t-il la Russie de Vladimir Poutine ?
O. F. - Quand une société a été meurtrie comme l'a été la société russe pendant des décennies ; quand les gens ont souffert dans leur chair, ont eu la peur au ventre pendant si longtemps et à intervalles réguliers - la guerre civile après la révolution, la campagne contre les koulaks, la Terreur de 1937-1938, les purges de 1948... - au point de sombrer dans la …
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