Économiste éminent, intellectuel distingué, Tommaso Padoa-Schioppa, qui fut l'un des plus ardents défenseurs de l'euro, est une figure marquante de la scène italienne. Technicien « prêté » à la politique, selon une formule employée pour décrire la présence au gouvernement d'un expert étranger aux arcanes du pouvoir, il a été pendant deux ans ministre de l'Économie et des Finances dans l'exécutif de gauche présidé par Romano Prodi, de mai 2006 à mai 2008. Le « Professeur » l'avait appelé auprès de lui comme « caution des marchés », pour contribuer à dissiper le malaise qu'avait suscité la nomination de ministres communistes au sein de son équipe. Padoa-Schioppa jouit, en effet, d'une très bonne réputation dans les cercles de la finance internationale. Il la doit à une carrière impeccable dans les plus hautes sphères des autorités monétaires ainsi qu'à des idéaux européens et fédéralistes solidement ancrés qu'il professe avec passion.Tommaso Padoa-Schioppa est né à Belluno (Frioul) en 1940, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans une famille de la grande bourgeoisie. Son père Fabio a longtemps été administrateur délégué des Generali, le premier groupe d'assurances italien. C'est à Trieste, où les Generali ont leur siège, qu'il fait ses études secondaires avant d'entrer à l'université Bocconi, la pépinière des économistes et des managers italiens. Il en ressort en 1966, à vingt-six ans, avec une licence d'économie. Il part alors pour les États-Unis où il est admis au MIT, le célèbre Institut de Boston. Son Master en poche, il est embauché par la société hollandaise d'analyse de bilans Brenninkmeyer avant d'être admis en 1968 à la Banque d'Italie, où il atteindra bientôt le grade de responsable des marchés monétaires au département de la recherche.
En 1979, François-Xavier Ortoli, auteur du « plan calcul » et ancien chef de cabinet de Georges Pompidou, président de la Commission européenne de 1973 à 1977, le fait nommer à Bruxelles. Pendant quatre ans, il va exercer la fonction de directeur général pour l'Économie et la Finance - un poste vital dans cette période mouvementée pour les économies européennes.
La Banque d'Italie le rappelle en 1988 pour lui offrir le poste de vice-directeur général, en clair pour devenir le numéro 4 de l'Institut d'émission derrière le gouverneur Carlo Azeglio Ciampi, le directeur général Lamberto Dini et le premier vice-directeur général Antonio Fazio. Lorsque Ciampi démissionne en 1993 pour prendre la tête du gouvernement, Padoa-Schioppa fait partie des successeurs potentiels, mais c'est Fazio qui est choisi.
Il quitte la Banque d'Italie en 1997 pour présider pendant deux ans la Consob, le régulateur italien des marchés boursiers. Puis il participe à la fondation, en juin 1998, de la Banque centrale européenne (BCE). Il entre au premier conseil d'administration de la BCE et joue un rôle actif dans la création de l'euro, qui succédera à l'ECU (unité de compte européenne) le 1er janvier 2002.
Dès 1982, il s'était fait remarquer par un article où il défendait l'ardente nécessité pour l'Europe de se doter d'une politique monétaire commune, tout en soulignant l'incompatibilité des quatre principes qui la sous-tendent : un commerce extérieur libre ; la liberté de circulation des capitaux ; des politiques monétaires indépendantes définies par chaque État ; et un système de taux de change fixe. Un « quartette inconciliable » qu'il résumera par une expression devenue célèbre : « L'euro est une monnaie sans État. » Le rapport Delors d'avril 1989 avait largement endossé cette vision d'une Union monétaire indépendante. Aujourd'hui encore, Tommaso Padoa-Schioppa dénonce les effets pervers du « syndrome du traité de Westphalie » (autrement dit la persistance de politiques nationales souveraines) dans la construction de l'Europe.
Padoa-Schioppa n'a pas l'étoffe d'un politicien rompu aux subtilités de la médiation et du compromis. C'est un intellectuel brillant, mais aussi un interlocuteur rigide et cassant. Au ministère de l'Économie et des Finances, il a souvent croisé le fer avec les partis d'extrême gauche et avec les syndicats. Le premier syndicaliste d'Italie Guglielmo Epifani, qui dirige la confédération CGIL (5,5 millions d'adhérents), le juge « inapte à toute négociation sociale » et « incapable de comprendre les intérêts des travailleurs ». Quelques bévues ont accru le malaise. Il a suscité une vive polémique en invitant les parents à chasser de chez eux les « bamboccioni » (les « gros poupons »), ces quelque 60 % de jeunes de moins de 35 ans qui restent tardivement sous le toit familial par manque d'emploi stable, de logement décent ou simplement par confort.
Fédéraliste de la première heure, Tommaso Padoa-Schioppa a fait ses classes avec Altiero Spinelli et Jean Monnet avant de succéder à Jacques Delors à la tête de « Notre Europe », une association qui défend les valeurs de l'intégration européenne.
Il a épousé la descendante d'une grande famille juive de Trieste, Fiorella Kostoris, professeur d'économie dans les universités de la Sapienza (Rome) et de Bruges. Avant de convoler en secondes noces avec Barbara Spinelli, la propre fille du fondateur du Mouvement fédéraliste européen, grande plume du journalisme italien et éditorialiste du quotidien turinois La Stampa.
Ajoutons, enfin, qu'il a prononcé un nombre incalculable de conférences et publié neuf livres importants, dont : Du SME au traité de Maastricht (1992) ; La Monnaie et le système des paiements (1992) ; La Longue Voie de l'euro (2004) ; L'Euro et sa Banque centrale (2004) ; Europe, force gentille (2001) ; Europe, une patience active (Rizzoli, 2006) ; Italie, une ambition timide (Rizzoli, 2007).
R. H. Richard Heuzé - Vous avez dit, un jour, que l'euro était « une monnaie sans État ». Selon vous, la crise actuelle était-elle prévisible ?
Tommaso Padoa-Schioppa - Oui et non. Quand j'ai employé cette formule, j'étais à la Banque centrale européenne (BCE). Compte tenu de mes fonctions, je n'aurais pas pu dire, même si je l'avais pensé très fort, qu' « une monnaie sans État était vouée à l'échec ». Mais je ne suis vraiment pas surpris que le moment de vérité soit finalement arrivé. Le fait qu'il survienne dix ans après confirme deux choses : que la monnaie unique était nécessaire, viable et utile en soi d'une part ; et qu'à la longue, les lacunes de la construction de l'Europe monétaire étaient vouées à apparaître au grand jour d'autre part. Les vrais fondateurs de la monnaie unique étaient des purs politiciens comme François Mitterrand, Helmut Kohl, Felipe Gonzalez, Giulio Andreotti ou Ruud Lubbers. Ils voyaient l'euro comme une étape vers la construction d'une Europe unie sur le plan politique. Le problème, c'est qu'on attend toujours l'étape suivante; ni Maastricht, ni le traité constitutionnel, ni même celui de Lisbonne n'ont porté plus loin.
R. H. - Jean-Claude Trichet se montre très pessimiste et parle d'une « situation dramatique, peut-être la plus grave depuis la Première Guerre mondiale ». Rejoignez-vous son analyse ?
T. P.-S. - En cas de désintégration de l'euro, nous nous retrouverions dans une situation comparable à celle de 1914. Les Européens qui avaient mon âge à cette époque-là croyaient que l'Europe était unie. On circulait sans passeport d'un pays à l'autre. Il y avait une langue internationale, qui était le français. L'étalon-or faisait régner l'ordre monétaire international. Le souvenir de la dernière guerre en Europe - celle de 1870 - était très éloigné. Si l'Europe se disloquait aujourd'hui, c'est l'espoir d'un ordre stable qui volerait en éclats, de la même manière que la Première Guerre mondiale a brisé le rêve de millions d'Européens. C'est cela que craint Trichet. Et je crois qu'il a raison. Relisez Les Thibault de Roger Martin du Gard. Voyez avec quel enthousiasme la mobilisation fut accueillie en août 1914. Les gens pensaient que la guerre serait une petite aventure de quelques semaines qui romprait avec la monotonie d'une période de paix. Ils avaient le sentiment de vivre une parenthèse de liberté. Si l'Union se désintégrait, la même folie naïve pourrait s'emparer des esprits, en particulier de ceux qui ont la mémoire courte, à commencer par les jeunes.
R. H. - C'est Paul Volcker, l'ancien directeur de la Réserve fédérale (1), qui a évoqué cette « désintégration possible »...
T. P.-S. - Cela ne veut pas dire que cette désintégration soit probable. La remarque de Jean-Claude Trichet n'a suscité aucun remous sur les marchés. Celle de Paul Volcker, au contraire, a troublé les opérateurs parce qu'elle venait d'un Américain influent. Les marchés l'ont perçue comme une preuve de scepticisme des autorités américaines à l'égard de l'Europe. Je connais assez bien Paul Volcker pour …
En 1979, François-Xavier Ortoli, auteur du « plan calcul » et ancien chef de cabinet de Georges Pompidou, président de la Commission européenne de 1973 à 1977, le fait nommer à Bruxelles. Pendant quatre ans, il va exercer la fonction de directeur général pour l'Économie et la Finance - un poste vital dans cette période mouvementée pour les économies européennes.
La Banque d'Italie le rappelle en 1988 pour lui offrir le poste de vice-directeur général, en clair pour devenir le numéro 4 de l'Institut d'émission derrière le gouverneur Carlo Azeglio Ciampi, le directeur général Lamberto Dini et le premier vice-directeur général Antonio Fazio. Lorsque Ciampi démissionne en 1993 pour prendre la tête du gouvernement, Padoa-Schioppa fait partie des successeurs potentiels, mais c'est Fazio qui est choisi.
Il quitte la Banque d'Italie en 1997 pour présider pendant deux ans la Consob, le régulateur italien des marchés boursiers. Puis il participe à la fondation, en juin 1998, de la Banque centrale européenne (BCE). Il entre au premier conseil d'administration de la BCE et joue un rôle actif dans la création de l'euro, qui succédera à l'ECU (unité de compte européenne) le 1er janvier 2002.
Dès 1982, il s'était fait remarquer par un article où il défendait l'ardente nécessité pour l'Europe de se doter d'une politique monétaire commune, tout en soulignant l'incompatibilité des quatre principes qui la sous-tendent : un commerce extérieur libre ; la liberté de circulation des capitaux ; des politiques monétaires indépendantes définies par chaque État ; et un système de taux de change fixe. Un « quartette inconciliable » qu'il résumera par une expression devenue célèbre : « L'euro est une monnaie sans État. » Le rapport Delors d'avril 1989 avait largement endossé cette vision d'une Union monétaire indépendante. Aujourd'hui encore, Tommaso Padoa-Schioppa dénonce les effets pervers du « syndrome du traité de Westphalie » (autrement dit la persistance de politiques nationales souveraines) dans la construction de l'Europe.
Padoa-Schioppa n'a pas l'étoffe d'un politicien rompu aux subtilités de la médiation et du compromis. C'est un intellectuel brillant, mais aussi un interlocuteur rigide et cassant. Au ministère de l'Économie et des Finances, il a souvent croisé le fer avec les partis d'extrême gauche et avec les syndicats. Le premier syndicaliste d'Italie Guglielmo Epifani, qui dirige la confédération CGIL (5,5 millions d'adhérents), le juge « inapte à toute négociation sociale » et « incapable de comprendre les intérêts des travailleurs ». Quelques bévues ont accru le malaise. Il a suscité une vive polémique en invitant les parents à chasser de chez eux les « bamboccioni » (les « gros poupons »), ces quelque 60 % de jeunes de moins de 35 ans qui restent tardivement sous le toit familial par manque d'emploi stable, de logement décent ou simplement par confort.
Fédéraliste de la première heure, Tommaso Padoa-Schioppa a fait ses classes avec Altiero Spinelli et Jean Monnet avant de succéder à Jacques Delors à la tête de « Notre Europe », une association qui défend les valeurs de l'intégration européenne.
Il a épousé la descendante d'une grande famille juive de Trieste, Fiorella Kostoris, professeur d'économie dans les universités de la Sapienza (Rome) et de Bruges. Avant de convoler en secondes noces avec Barbara Spinelli, la propre fille du fondateur du Mouvement fédéraliste européen, grande plume du journalisme italien et éditorialiste du quotidien turinois La Stampa.
Ajoutons, enfin, qu'il a prononcé un nombre incalculable de conférences et publié neuf livres importants, dont : Du SME au traité de Maastricht (1992) ; La Monnaie et le système des paiements (1992) ; La Longue Voie de l'euro (2004) ; L'Euro et sa Banque centrale (2004) ; Europe, force gentille (2001) ; Europe, une patience active (Rizzoli, 2006) ; Italie, une ambition timide (Rizzoli, 2007).
R. H. Richard Heuzé - Vous avez dit, un jour, que l'euro était « une monnaie sans État ». Selon vous, la crise actuelle était-elle prévisible ?
Tommaso Padoa-Schioppa - Oui et non. Quand j'ai employé cette formule, j'étais à la Banque centrale européenne (BCE). Compte tenu de mes fonctions, je n'aurais pas pu dire, même si je l'avais pensé très fort, qu' « une monnaie sans État était vouée à l'échec ». Mais je ne suis vraiment pas surpris que le moment de vérité soit finalement arrivé. Le fait qu'il survienne dix ans après confirme deux choses : que la monnaie unique était nécessaire, viable et utile en soi d'une part ; et qu'à la longue, les lacunes de la construction de l'Europe monétaire étaient vouées à apparaître au grand jour d'autre part. Les vrais fondateurs de la monnaie unique étaient des purs politiciens comme François Mitterrand, Helmut Kohl, Felipe Gonzalez, Giulio Andreotti ou Ruud Lubbers. Ils voyaient l'euro comme une étape vers la construction d'une Europe unie sur le plan politique. Le problème, c'est qu'on attend toujours l'étape suivante; ni Maastricht, ni le traité constitutionnel, ni même celui de Lisbonne n'ont porté plus loin.
R. H. - Jean-Claude Trichet se montre très pessimiste et parle d'une « situation dramatique, peut-être la plus grave depuis la Première Guerre mondiale ». Rejoignez-vous son analyse ?
T. P.-S. - En cas de désintégration de l'euro, nous nous retrouverions dans une situation comparable à celle de 1914. Les Européens qui avaient mon âge à cette époque-là croyaient que l'Europe était unie. On circulait sans passeport d'un pays à l'autre. Il y avait une langue internationale, qui était le français. L'étalon-or faisait régner l'ordre monétaire international. Le souvenir de la dernière guerre en Europe - celle de 1870 - était très éloigné. Si l'Europe se disloquait aujourd'hui, c'est l'espoir d'un ordre stable qui volerait en éclats, de la même manière que la Première Guerre mondiale a brisé le rêve de millions d'Européens. C'est cela que craint Trichet. Et je crois qu'il a raison. Relisez Les Thibault de Roger Martin du Gard. Voyez avec quel enthousiasme la mobilisation fut accueillie en août 1914. Les gens pensaient que la guerre serait une petite aventure de quelques semaines qui romprait avec la monotonie d'une période de paix. Ils avaient le sentiment de vivre une parenthèse de liberté. Si l'Union se désintégrait, la même folie naïve pourrait s'emparer des esprits, en particulier de ceux qui ont la mémoire courte, à commencer par les jeunes.
R. H. - C'est Paul Volcker, l'ancien directeur de la Réserve fédérale (1), qui a évoqué cette « désintégration possible »...
T. P.-S. - Cela ne veut pas dire que cette désintégration soit probable. La remarque de Jean-Claude Trichet n'a suscité aucun remous sur les marchés. Celle de Paul Volcker, au contraire, a troublé les opérateurs parce qu'elle venait d'un Américain influent. Les marchés l'ont perçue comme une preuve de scepticisme des autorités américaines à l'égard de l'Europe. Je connais assez bien Paul Volcker pour …
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