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RUSSIE : COMMENT DEFENDRE LES DROITS DE L'HOMME ?

C'est une sorte de clin d'oeil de l'Histoire : le 16 décembre 2009, à Strasbourg, le Parlement européen a décerné son prestigieux « Prix Sakharov pour la liberté de l'esprit » (1) à l'organisation russe de défense des droits de l'homme Mémorial - une ONG fondée, il y a plus de vingt ans, en pleine perestroïka... par Andreï Sakharov en personne. Le célèbre physicien et défenseur des droits de l'homme soviétique (prix Nobel de la paix en 1975) s'est éteint en 1989. Il n'a donc pas vu l'organisation qu'il avait créée devenir, à son tour, la conscience de la Russie.Initialement, Mémorial avait pour vocation de faire la lumière sur les répressions staliniennes et d'entretenir la mémoire de ceux qui en furent les victimes. Mais dans le courant des années 1990, alors que l'État se rétractait de plus en plus et qu'une première guerre (1994-1996) ensanglantait la Tchétchénie, de nombreuses personnes se sont adressées à l'organisation pour la prier de les aider à faire respecter leurs droits les plus fondamentaux. Mémorial s'est alors scindée en deux parties : un Centre historique et un Centre de défense des droits de l'homme. Ce dernier est dirigé depuis près de quinze ans par Oleg Orlov - un biologiste de formation, né en 1953, qui avait été parmi les fondateurs de l'ONG en 1988.
Prolongeant une méthode qu'appréciaient les dissidents des années soviétiques, les représentants de Mémorial interpellent sans relâche le pouvoir en se basant non pas sur des idéaux abstraits, mais sur la Constitution russe et sur les textes internationaux signés par Moscou. Du conflit tchétchène aux trucages des scrutins (locaux et nationaux), des intimidations visant les journalistes et les opposants aux violations des droits des prisonniers ou des migrants, Mémorial, forte de plusieurs milliers de collaborateurs (dont la majeure partie sont des bénévoles) est active sur de nombreux dossiers.
Le système bâti par Vladimir Poutine depuis le début des années 2000 ne laissant qu'une place très réduite à la société civile et, a fortiori, à la critique, le travail de l'ONG est de plus en plus difficile. Oleg Orlov a pu le constater en personne. Devenu un véritable expert de la question tchétchène (il a, en particulier, participé à de nombreux pourparlers avec les rebelles lors de la première guerre), il est classé aujourd'hui parmi les bêtes noires des « structures de sécurité » du Caucase du Nord, qui détestent que l'on se mêle de leurs affaires. Le 23 novembre 2007, il a bien failli payer son entêtement de sa vie : lors d'un séjour en Ingouchie (une république voisine de la Tchétchénie), il a été kidnappé - en compagnie de deux journalistes venus, comme lui, enquêter sur plusieurs disparitions forcées - et passé à tabac par des inconnus. L'enquête officielle n'a évidemment rien donné. Cet événement venait s'inscrire dans un contexte plus large d'attaques de plus en plus violentes visant les défenseurs des droits de l'homme et les journalistes d'opposition (2). Les autorités ne s'émouvant guère du sort de ces militants encombrants, Orlov craignait de plus en plus pour la sécurité de ses collègues. Le 15 juillet 2009, l'assassinat de la représentante de Mémorial en Tchétchénie, Natalia Estemirova, est hélas venu confirmer les pires appréhensions.
Quelques jours plus tard, Oleg Orlov déclarait publiquement que, selon lui, le président de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, était « politiquement responsable » de l'élimination d'Estemirova. Pour Orlov, le maître de Grozny a mis en place un système dans lequel les miliciens en armes qui lui sont dévoués (les fameux « kadyrovtsy ») bénéficient d'une impunité totale. De plus, les défenseurs des droits de l'homme sont régulièrement voués aux gémonies dans les médias locaux par Kadyrov lui-même ou par ses séides. Dans un tel contexte, une femme comme Natalia Estemirova, qui avait été personnellement injuriée par Kadyrov et dont les multiples enquêtes sur les exactions des « forces de l'ordre » tchétchènes en irritaient plus d'un, risquait sa vie tous les jours (3).
Kadyrov a immédiatement réagi en intentant un procès en diffamation à Oleg Orlov et à Mémorial. Condamné au civil (4), Orlov a ensuite fait l'objet d'une nouvelle plainte de Kadyrov, cette fois au pénal, pour les mêmes motifs (diffamation). Avant même la fin du procès, Oleg Orlov a appris, début février, que son accusateur abandonnait sa plainte. Raison officielle invoquée par Kadyrov : la coutume, en Tchétchénie, est de ne pas porter plainte contre des aînés (Kadyrov est né en 1976). La vraie raison de l'arrêt des poursuites est sans doute ailleurs : Orlov avait réussi à transformer le procès en tribune, multipliant à la barre les dénonciations imparables du « système Kadyrov ». Pour le dirigeant tchétchène, il valait mieux « arrêter les frais » au plus vite. Fort de cette victoire symbolique, Oleg Orlov continue, au jour le jour, de défendre les droits de l'homme en Russie, dans l'indifférence de la majeure partie de la population.
Dans cet entretien exclusif, le directeur du Centre de défense des droits de l'homme de Mémorial dresse un tableau sans concession de la Russie de Poutine et Medvedev, et appelle les dirigeants occidentaux à se montrer plus combatifs lors de leurs discussions avec leurs homologues moscovites. Un rappel salutaire au moment où la France et la Russie célèbrent leur amitié au travers d'une « année croisée »...
I. L. et G. R. Isabelle Lasserre et Grégory Rayko - Quelle est la situation en Tchétchénie aujourd'hui ?
Oleg Orlov - Après plusieurs années sanglantes, un régime totalitaire s'est installé à Grozny. Je dis bien totalitaire et non autoritaire. Les dirigeants locaux s'enorgueillissent des progrès accomplis depuis deux ou trois ans ; il est vrai que, pour le visiteur qui se rend dans la capitale tchétchène, la première chose qui saute aux yeux est la reconstruction de la ville. Oui, Grozny a été entièrement rebâtie, les gens sourient, des cafés ont été ouverts partout. Aux journalistes occidentaux, on vend la paix et la stabilité. Évidemment, lorsqu'on a connu les ruines de Grozny après la guerre, l'amélioration est impressionnante. Mais voyez comme tout se reproduit dans l'Histoire. Dans les années 1930, lorsqu'un visiteur arrivait de France en URSS, il voyait aussi un pays reconstruit après la guerre civile et des gens qui souriaient dans la rue. Les livres consacrés à cette époque nous prouvent à quel point, pour de nombreux observateurs extérieurs, les choses allaient dans le bon sens en Union soviétique ! Eh bien, il se passe la même chose en Tchétchénie. Le bien-être affiché n'est qu'une façade.
I. L. et G. R. - Que cache réellement ce mirage ?
O. O. - D'abord, la corruption, qui est omniprésente et totale. Le pouvoir fédéral a investi des milliards de roubles dans la reconstruction de la Tchétchénie mais une grande partie de l'argent a disparu. On ne sait jamais comment les sommes versées par Moscou sont utilisées. Kadyrov a par ailleurs instauré un impôt sur les salaires, destiné à nourrir un fonds « de bienfaisance » dirigé par sa mère. Le problème, c'est qu'un fonctionnaire dont le salaire est amputé d'un tiers va forcément essayer de récupérer le manque à gagner ailleurs. Résultat : les pots-de-vin se sont généralisés. Il faut graisser des pattes pour tout. Pour obtenir un travail, pour faire construire une maison, pour décrocher une place à l'université...
I. L. et G. R. - Sur le terrain, le Kremlin a opté pour une politique de « tchétchénisation ». En quoi consiste-t-elle ?
O. O. - La tchétchénisation du conflit, qui a démarré en 2003-2004 avec le père Kadyrov avant d'être poursuivie par son fils (5), peut être définie ainsi : la délégation de la violence illégale aux forces tchétchènes pro-russes. Les soldats russes ont quitté Grozny ou sont rentrés dans leurs casernes. Ils ont été remplacés par des milices tchétchènes et par des anciens boïéviki (combattants insurgés) ralliés au gouvernement. Or, comment fait-on pour rallier les boïéviki ? En s'en prenant à leurs proches. Contrairement aux fédéraux, qui ont du mal à les différencier, les Tchétchènes se connaissent tous et savent exactement qui est « dans la forêt » (c'est-à-dire qui a pris le maquis). Les policiers font donc pression sur les familles des combattants pour qu'elles obtiennent la reddition de ces derniers. À défaut, les « forces de l'ordre » prennent des otages, qu'elles détiennent en captivité, torturent et, parfois, éliminent. …