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AFGHANISTAN : LA MISSION DE LA FRANCE

Entretien avec Hervé Morin, Ministre de la Défense par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro

n° 128 - Été 2010

Hervé Morin Isabelle Lasserre - Monsieur le Ministre, la guerre en Afghanistan n'est-elle pas vaine ?
Hervé Morin - Si je la trouvais vaine, je ne soutiendrais pas notre politique. J'en tirerais les conséquences et je demanderais le retrait de nos troupes. Pour tout vous dire, c'est une question que je me pose chaque fois que nous devons envoyer des renforts. Chaque fois que l'on exige des renforts, je me demande si nous ne sommes pas en train de nous fourvoyer, comme nous avons pu le faire en d'autres périodes de l'Histoire. Le bilan de l'action internationale, c'est vrai, est en demi-teinte ; il est même dans certains domaines en dessous des attentes initiales et reste encore éloigné de nos standards occidentaux. Mais, par rapport à la situation qui prévalait en 2001, les progrès sont manifestes : Al-Qaïda a vu sa liberté d'action grandement entravée ; un grand nombre de ses dirigeants ont été arrêtés ou éliminés ; des institutions afghanes, comme le Parlement, ont été créées ; et cinq millions de réfugiés sont revenus chez eux. Bien que les acquis soient encore jugés insuffisants par la population, la majorité des Afghans ne souhaite pas revenir en arrière. Il ne s'agit pas seulement d'une guerre au sens classique du terme. Nos militaires ont aussi pour mission de former l'armée et la police. C'est en donnant aux Afghans les moyens de se prendre en main que notre engagement prend son sens. Surtout si cet effort s'accompagne de projets concrets et d'aide financière. Il faut que l'un n'aille pas sans l'autre et qu'enfin Hamid Karzai assume ses responsabilités !
I. L. - Depuis le temps, pourtant, on ne voit guère de porte de sortie...
H. M. - La porte de sortie est inscrite dans le plan du général Stanley McChrystal (1) qui prévoit une montée en puissance des militaires et des policiers afghans. À partir de 2011, les forces de la coalition doivent rendre aux Afghans un certain nombre de zones réparties sur l'ensemble du territoire, comme nous l'avons fait, nous les Français, à Kaboul. Personnellement, j'ai toujours milité - parfois un peu seul, je dois le reconnaître -, au sein de l'Otan, pour que nous adoptions des points d'étape, des marches d'escalier qui seraient autant de repères pour l'opinion publique internationale. Avec la doctrine McChrystal, nous les avons. Si ce transfert ne s'effectue pas, c'est que nous n'avons pas progressé comme nous le pensions et si, après ce transfert, la situation se dégrade à nouveau, c'est que ça ne fonctionne pas. Ce seront des moments clés.
I. L. - Peut-on dresser un premier bilan de la stratégie américaine depuis qu'elle a commencé à être appliquée ? Voit-on déjà les premiers effets de la contre-insurrection ?
H. M. - Après avoir établi un état des lieux, les Américains ont adopté une nouvelle posture que nous avons approuvée : la réaffirmation d'une stratégie globale et d'une approche militaire qui place la population au centre des opérations, ainsi qu'une reprise d'initiative sur le terrain. Concrètement, cette stratégie est simple : il s'agit de lancer une offensive militaire qui chasse les talibans d'une zone déterminée puis, immédiatement après, de mettre en place des politiques de développement et de reconstruction. Des avancées importantes ont déjà été réalisées : montée en puissance de l'ANA (Armée nationale afghane), transfert d'autorité aux forces de sécurité afghanes et autonomie de la police. L'opération « Moshtarak » dans le Helmand (2) progresse normalement. La liberté de mouvement dans le district de Marjah a été restaurée et de nouveaux acteurs de la gouvernance locale ont été mis en place. Les flux logistiques des insurgés ont été déstabilisés. Je constate, par ailleurs, que dans les zones françaises la stratégie de contre-insurrection donne des résultats. En Surobi, là où nous avons perdu dix soldats en août 2008, la quasi-totalité du district est aujourd'hui pacifiée. De temps à autre, il y a bien des infiltrations talibanes dans la zone ou la mise en place d'un IED (3) mais, globalement, les choses vont beaucoup mieux. Même en Kapisa, où la situation était beaucoup plus rude, nous avons installé des postes avancés dans des régions où aucune force armée ou de sécurité ne pénétrait depuis des années. J'observe aussi un véritable effort de reconstruction : 6 millions d'enfants sont scolarisés ; 13 000 kilomètres de routes ont été construits ; des campagnes de vaccination ont été lancées ; 70 % de la population a accès au minimum santé ; et des actions de développement rural - irrigation, fourniture d'énergie, désenclavement de certaines vallées - sont en cours. Le respect des populations doit être notre priorité absolue. Il faut en permanence contrôler sa force. Il faut pouvoir la montrer en cas de besoin, mais ne la mettre en oeuvre qu'avec beaucoup de parcimonie. Car, chaque fois qu'il y a une erreur de tir ou qu'on bafoue la culture et les traditions locales, on crée des insurgés supplémentaires. Il faut cependant se montrer patient. Les premiers grands effets de la FIAS (4) ne seront pas tangibles avant le milieu de l'année 2011.
I. L. - Que se passerait-il si les forces internationales quittaient demain l'Afghanistan ?
H. M. - Ce n'est même pas concevable et vous le savez bien. Cela voudrait dire que dix ans d'efforts sont ruinés et que des hommes et des femmes sont morts pour rien en Afghanistan. Ce serait renoncer aux acquis gagnés au prix du sang versé, permettre le retour au pouvoir des talibans à court ou moyen terme et prendre le risque de laisser ce pays sombrer à nouveau dans la barbarie et le terrorisme, avec la déstabilisation régionale qui en résulterait. La persévérance dans l'effort est la seule voie possible. Il faudra du temps, plusieurs années sans doute... et le temps et la patience ne sont plus des valeurs pour nos sociétés modernes.
I. L. - Serait-ce finalement si grave que les talibans reviennent au pouvoir ? Après tout, les grands principes que nous avions défendus en 2001, comme l'interdiction du port de la …