Entretien avec
Sebastian Pinera, Président du Chili depuis le 11 mars 2010.
par
Patrick WAJSMAN
n° 128 - Été 2010
Patrick Wajsman - Lorsqu'on est le premier président de droite élu à la loyale depuis plus d'un demi-siècle et le premier à interrompre vingt années de gouvernement de centre gauche, que ressent-on le soir de l'élection ? Quelle a été votre pensée le soir de la victoire ? Sebastián Piñera - Ce fut une soirée formidable, pleine d'émotions. Nous nous sommes battus pendant deux décennies pour cette victoire. Personnellement, j'ai toujours été un libéral convaincu. J'ai lutté pour faire triompher la liberté politique et le système démocratique : vous savez que je n'ai jamais soutenu le régime militaire. Je me suis aussi battu pour la liberté économique et pour la liberté sociale, c'est-à-dire pour l'égalité des chances. Ce soir-là, j'ai pensé que, pour la première fois dans l'histoire du Chili, ces trois grandes libertés étaient rassemblées sous la bannière d'un seul et même gouvernement : le mien. J'ai ressenti un grand espoir... et la certitude que nous allions rendre justice à nos valeurs. P. W. - Avant d'entrer en politique, vous avez été un universitaire puis un entrepreneur heureux. Vous définiriez-vous comme un « manager en politique » ? S. P. - Je me définirais plutôt comme un battant : je me suis toujours battu de toutes mes forces pour donner corps à mes rêves. C'est cet état d'esprit qui m'a permis d'accomplir mes vocations - je dois le dire, avec un certain succès. Ma première carrière a été académique, à partir des années 1970 : après avoir obtenu un doctorat en économie à Harvard, j'ai enseigné dans différentes universités pendant une vingtaine d'années. À partir des années 1980, j'ai laissé libre cours à ma vocation d'entrepreneur en créant plusieurs entreprises dont certaines ont été de formidables réussites. À la fin des années 1980, à l'occasion du référendum de 1988 (1), je me suis rendu à l'évidence : ce que je désirais réellement, au plus profond de moi-même, c'était de me mettre au service de la société. J'ai alors rejoint les forces qui luttaient pour le retour de la démocratie. J'ai ensuite été sénateur pendant huit ans, puis président de mon parti pendant quatre ans. En 2005, je me suis présenté à l'élection présidentielle, que j'ai perdue de peu face à Michelle Bachelet. Je me suis présenté une nouvelle fois cette année... et j'ai gagné. De fait, je ne me considère pas comme un manager. Beaucoup plus comme un battant armé d'une vision pour mon pays : faire en sorte que, avant la fin de cette décennie, le Chili devienne le premier pays d'Amérique latine ayant mis fin au sous-développement et à la pauvreté. Notre revenu par habitant est actuellement de 14 000 dollars par an. Le seuil généralement accepté pour intégrer le club des pays développés est de 22 000 dollars - le Portugal, par exemple, est encore en dessous de ce niveau. C'est mon but ultime et je me battrai pour y arriver, comme je me suis battu pour réaliser mes autres rêves. P. W. - Sur un plan personnel, quand avez-vous su que vous entreriez un jour en politique ? Y pensiez-vous déjà lorsque vous étiez jeune, ou bien rêviez-vous d'un autre destin ? S. P. - Je dois dire qu'enfant je rêvais de beaucoup de choses, mais certainement pas d'être un jour élu président ! Je songeais plutôt à devenir archéologue, footballeur, professeur d'université, aventurier... Mes parents, qui ont eu une très grande influence sur nous, nous ont toujours poussés à réaliser nos aspirations et nous ont incités à traverser la vie en laissant derrière nous quelque chose en héritage, une trace. Mon père a servi l'État tout au long de sa vie, notamment en tant qu'ambassadeur du Chili auprès des Nations unies. Il nous a fait réaliser que si le secteur privé permet souvent de devenir riches et de vivre confortablement, le service de l'État, lui, est le lieu où l'on peut assouvir ses ambitions et donner corps à ses idéaux. Il m'a donné le sens du service public : cette approche est presque inscrite dans mon ADN, j'y ai été sensibilisé dès le berceau. P. W. - Pourtant, votre entrée en politique ne s'est faite qu'à partir des années 1980. S'agissait-il d'un choix de carrière ? S. P. - Au contraire ! J'ai fait beaucoup de choix - dont certains ont été décisifs pour le restant de mes jours - sur des coups de coeur, des intuitions. « Le coeur a ses raisons que la raison ignore », disait Pascal. Je me souviens par exemple très nettement de ma première journée de classe à Harvard, le 11 septembre 1973, notre 11 Septembre à nous. Le professeur Kenneth Arrow, prix Nobel d'économie l'année précédente, m'a demandé si j'étais chilien et m'a dit : « Il y a un coup d'État dans votre pays. » Je suis rentré chez moi, j'ai allumé la télévision et, aussitôt, j'ai été choqué par ces images d'avions bombardant le palais présidentiel de la Moneda et survolant la ville. Je ne soutenais pas Allende mais ces images m'ont profondément marqué. J'ai alors essayé d'appeler ma fiancée : toutes les lignes, au Chili, étaient coupées. J'ai finalement réussi à la joindre à 3 heures du matin et je lui ai immédiatement annoncé : « Nous devons nous marier ! » J'avais ressenti ce besoin en voyant le coup d'État, avec le sentiment que mon pays perdait la tête. J'avais 21 ans, elle en avait 19. Nous nous sommes mariés deux mois plus tard. Ma décision de me présenter à la présidence pour la première fois, en 2005, a également été prise sur une intuition. Les principaux candidats, Michelle Bachelet et Joaquin Lavin, étaient deux fortes personnalités, des politiques chevronnés, tous deux soutenus par les principales formations politiques du pays. Mais j'ai eu l'intuition qu'il y avait un espace pour mes idées, et qu'il existait une véritable attente d'un programme alliant la liberté politique propre au système démocratique et la liberté économique propre à l'économie de marché. Je voulais associer ces deux concepts …
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